Du romantisme au grotesque
La rétrospective de Gustave Doré (1832—1883) au Musée d’Orsay
L’exposition « L’imaginaire au pouvoir » de Gustave Doré, le plus grand illustrateur du XIXème siècle, se déroule au Musée d’Orsay, à Paris. Plus de 150 travaux (des gravures, des sculptures, des caricatures politiques, des toiles sont représentées pour, selon E. Papet (curateur et historien d’art de l’université de Lausanne) « représenter de façon stéréoscopique l’universalité de cet enfant prodige, autodidacte, qui a pris un crayon à l’âge de cinq ans ».
Le nom frappant « L’imaginaire au pouvoir » a été choisi par les organisateurs, comme d’ordinaire, dans un but publicitaire, pour attirer le public. Il n’y a rien à faire : ils auraient appelé cette magnifique exposition tout simplement « la Rétrospective de Gustave Doré », personne ne serait venu.
Gustave Doré est né le 6 janvier 1832 à Strasbourg, dans la famille d’un constructeur de ponts, Pierre-Louis-Christophe Doré.
Les dieux ont octroyé à Doré un immense talent. A l’âge de 10 ans, il illustre « la Comédie Divine ». Puis, âgé de 15 ans, il entre précipitamment sur la scène artistique parisienne. L’adolescent avait alors présenté au rédacteur en chef du « Journal pour rire », le célèbre Philippon, une série de dessins « les Travaux d’Hercule » et a immédiatement été titularisé avec un salaire de 5000 francs. Ainsi a commencé la fantastique carrière de l’un des maîtres les plus féconds et les mieux payés du XIXème siècle.
Nadar, Daumier, Grandville et Gavarni étaient ses collègues au « Journal pour rire », et sont à l’origine de « l’âge d’or » de l’art graphique français. Ces virtuoses de la caricature de vie et de politique étaient pour Doré de véritables maîtres et précepteurs.
A la fin de cette même année 1847, « le petit génie Gustave » (ainsi l’appelait l’un de ses camarades, l’historien Hippolyte Taine) illustre par des lithographies Gargantua et Pantagruel de Rabelais. Les illustrations de Doré provoquaient et provoquent encore aujourd’hui une tempête de joie par son inépuisable fiction.
Le « carré noir » et le « Petit Poucet »
L’imagination, comme on le sait, est plus haute que la réalité. Les grandes créations de Rabelais, de Charles Perrault, de Milton, de Cervantès, vues par les yeux de Doré ne pourraient être autres pour nous. Et dans l’exposition d’Orsay, tu regardes avec attention les illustrations pleines de virtuose aux détails infinis de Gustave Doré dans les ‘Grands Livres’ à l’universalisme intemporel. Dans son panthéon on retrouve la merveilleuse Cendrillon, le magnifique Chat Botté, l’ogre affreux qui a levé son couteau aiguisé au-dessus du Petit Poucet. Il y a aussi le titan Gargantua avec les cloches de la cathédrale Notre-Dame de Paris autour de sa ceinture ; l’apocalyptique cheval de Don Quichotte qui attaque les moulins à vent ; plus tard, le romantique capitaine Nemo, les sombres chimères de « l’Enfer » de Dante, le grandiose Lucifer de Milton…
Mais on ne rencontre que ces « bons et connus » personnages au musée d’Orsay. En dehors des chefs-d’œuvre graphiques, il y a ici des toiles allégoriques de l’esprit du romantisme noir britannique. Parmi eux se trouve « Dante et Virgile dans le Neuvième Cercle de l’Enfer » (qui vient du musée de Bourg-en-Bresse où Doré a passé son enfance). Sur l’affiche de l’exposition a été placée la monumentale toile « l’Enigme », qui pleure la défaite de la République française lors de la guerre avec la Prusse (1870). Rappelons-nous alors que Bismarck a humilié la France en lui prenant l’Alsace et la Lorraine. Cette perte est devenue une tragédie personnelle pour Doré, originaire de Strasbourg, et patriote engagé.
De plus, est présente au Musée d’Orsay l’hypostase de Doré, bien moins connue par le grand public. Ce sont des séries de caricatures, longtemps cachées aux regards humains par l’ombre gigantesque de Daumier, avec une satire frappante.
Ici, les xylographes uniques de l’album «l’histoire extraordinairement figurative, fascinante et fantasque de la Sainte Russie selon d’anciennes sources et historiens : Nestor, Nikon, Sylvestre, Karamzine etc. » (1854) occupent une place spéciale. Cet album a été le seul livre interdit du grand Doré. Cette série satirique achevée de 500 représentations était une réaction fantasque et singulièrement mordante du peintre sur la guerre de Crimée, où la Russie a combattu contre la coalition franco-anglaise. Dans cet album aux inscriptions envenimées, figure, en particulier, le terrible Nicolas Ier avec sa force de persuasion, devenant pour le peintre l’épouvantail du gendarme de l’Europe et asservisseur.
Doré n’a pas eu de chance avec cette œuvre. Après sa sortie en France, elle a été retirée des magasins (la politique avait changé). Et en Allemagne, en 1937, « l’histoire de la Sainte Russie » a été interdite par le gouvernement allemand, retirée puis supprimée (pour éviter un conflit avec l’URSS). En Russie, on n’a publié cet odieux album seulement 150 ans après sa première publication.
Mais il y a dans la « Sainte Russie » une innovation absolument invraisemblable : Doré a inventé le « carré noir » entre autres. « Dans l’obscurité ténébreuse, on perd le début de l’histoire de la Russie » annonce la signature sacramental sous le « carré » qui ouvre l’album. Bien sûr, l’esprit novateur suprématiste passait alors inaperçu.
Les illustrations de Gustave Doré provoquaient une immense admiration chez ses contemporains : Van Gogh l’appelait le « peintre national ». Et aujourd’hui, Doré inspire les multiplicateurs célèbres. Et dans l’exposition « L’imaginaire au pouvoir », dans les salles obscures sont tournés des dessins animés créés « selon les images et les modèles », de Disney à Terry Gilliam (le père des « Monty Python »).
Et personne ne se doutait du tourment de l’âme secret qui ne quittait jamais le peintre. A la façon d’un tragédien rêvant d’un rôle comique, l’illustrateur célèbre rêvait… à la gloire du peintre. C’est naturel : selon la subordination du XIXème siècle, le peintre se trouvait plus haut que le graphique, le peintre de batailles plus haut que le peintre de paysages, et ce dernier plus haut que le peintre de genre, etc. Et c’est pour cela qu’on admirait particulièrement ses toiles maniéristes au-delà de la Manche. A Londres, on a même consacré une galerie à ses peintures, où se pavanaient ses œuvres : en fait, toutes ces mêmes illustrations monumentales. Cependant, s’il nous arrivait de parler de cela avec un Anglais du XIXème siècle, il nous aurait probablement répondu flegmatiquement « Et après ? »
L’exposition se tient jusqu’au 11 mai 2014
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