Quelque part il y a des gens pour qui une sortie au restaurant représente un événement mondain, pareil qu’une sortie au théâtre. Pour d’autres, « boire un café au café » signifie recevoir, pour usage personnel, quelques mètres carrés de confort au chaud et au sec. Quelque part les gens sont poussés par la gastromanie, quelque part par la praticité. Voilà qu’en France la fonction la plus importante et indispensable des restaurants est tout simplement de pouvoir y manger (que tu y ailles en caleçon ou bien en frac), de préférence bien et pour pas cher.

Ресторан «Русский стол» | LaTable Russe. Photo: Maria Krasnikova

Le restaurant « La Table russe » s’inscrit au mieux dans ce concept: ici l’on propose aux Français, mais aussi aux Russes de Paris – nostalgiques ou pas – et aux autres étrangers, des plats simples, bons, mais... en quelque sorte excentriques et exotiques du point de vue du Français moyen.

Voilà, par exemple, comment expliquer à un Français qu’est-ce que le tvorog ? Une pâte blanche que l’on obtient du lait caillé ? Il va se moquer de vous. Ou bien le mot kacha. De sarrasin, d’avoine. Encore, la kotleta – c’est la fin du monde. Aucun Français ne comprendra à quoi bon faire tourner de la viande dans un hachoir, la mélanger avec du pain et du lait et frire le tout, ni comment cela peut-il résulter bon au goût. Pourtant, c’est bon.

Photo: Maria Krasnikova

« La Table russe » est spécialisée précisément dans cet exotisme simple : ici vous trouverez des oladi (beignets), du pain noir russe, du lard et des sprats, du borchtch (un mot que tous les Français connaissent, même si en réalité personne ne comprend ce que c’est), du rassolnik (un potage aux concombres salés), des vareniki et des pelménis, des pains d’épice, des fromages blancs enrobés au chocolat et, bien sûr, bien sûr, des salades, comment pourrait-on se passer de la salade russe ou du hareng « en fourrure »?!

Photo: Maria Krasnikova

          Et le plombir ? En France il est presque impossible de trouver un simple plombir, comme si la glace était une substance spéciale qu’il faut absolument enrober de chocolat ou diluer avec du caramel aux noisettes. En revanche, à « La Table russe » tout est comme chez soi – commandé directement de Russie. C’est exotique. Deux petites salles confortables, sur les murs on trouve des matriochkas et des plateaux – mais sans exagérer, rien de trop. C’est confortable, à la bonne franquette, comme si tu étais vraiment en train de déjeuner ou de dîner chez toi à la maison. Les Français aiment cet « exotisme » et, à ce que l’on dit, ici il n’y a presque pas de clients occasionnels – et ceux qui se pointent ici par hasard deviennent vite des habitués.

          « La Table russe » est l’endroit où l’on prépare les plus authentiques plats nationaux fait maison. Les cuisiniers, ce sont les propriétaires eux-mêmes – Svetlana et Maxime, un couple cordial et aimable, auquel tout visiteur habituel, quelle que soit sa nationalité, essaye de s’adresser en russe, comme l’ambiance invite à faire.

Photo: Maria Krasnikova

Qu’est-ce que la cuisine nationale russe ? C’est bien ce que l’on mangeait pendant l’enfance – les soupes, les côtelettes, les beignets et les fromages blancs sucrés, qu’est-ce que c’était bon. La voilà donc, ici à côté, dans le 5ème arrondissement de Paris. « La Table », par ailleurs, va bientôt fêter son jubilé: elle a déjà neuf ans!

          Cependant, tout n’est pas rose. C’est étonnant de voir à quel point les médias, les rumeurs, les potins et ce genre de bouche à oreille influencent la conscience humaine. L’habitude des hommes à trouver des coupables qui n’ont pas commis de faute est à la fois surprenante et triste.

          Qui aurait pu imaginer qu’un petit restaurant en Rue de l’Ecole Polytechnique devrait payer les conséquences de la question de la Crimée ? Pourtant, c’est comme ça : cet établissement, autrefois plein à craquer, dans lequel il fallait toujours réserver sa table, est maintenant vide. À la place d’une dizaine de mangeurs heureux il n’y a que deux-trois clients parmi les plus persistants et les visages tristes, désespérés de Svetlana et Maxime derrière le comptoir. D’autant plus que ce n’est pas de leur faute – tout simplement « quand les seigneurs se bagarrent, ce sont les serfs qui ont mal au toupet[1] ». Il y a aussi des génies qui pensent bien de casser les portes, ou de laisser des saletés sur le répondeur – comme s’ils étaient des gens pas civilisés, comme si nous n’étions pas en Europe, ni au XXIe siècle. En revanche, il y a aussi des gens qui, ayant appris du harcèlement contre le restaurant, y vont exprès, qui envoient des cartes et le soutiennent comme ils peuvent. Ça fait plaisir.

          Ce n’est pas pour rien que Svetlana et Maxime ont réussi à créer un endroit si agréable – un endroit bienveillant. Ils ont aussi un magasin d’appétissants produits « étrangers » (pour ceux qui ont envie de fromages blancs sucrés, de pains d’épice et de crème fraîche).

          C’est drôle, car souvent on oublie ou on se laisse échapper les choses les plus évidentes, tandis que d’autres prennent des significations qui ne leurs sont pas propres, comme dans l’histoire des clous et du microscope[2]. C’est la même chose ici – car c’est rare qu’un restaurant accomplisse si bien sa fonction la plus logique et importante – celle de donner à manger à ses clients, simplement et bien.

          Si vous voulez soutenir « La Table russe », bien manger (et pour pas cher !) et vous plonger dans une ambiance familiale – rendez-vous à l’adresse suivante : 1, Rue de l’Ecole Polytechnique, 75005 Paris, ouvert du lundi au samedi de 12h à 15h et de 19h à 23h30.