“Russophonie 2015 : une mosaïque européenne”
Voilà ce qu’annonçait l’affiche dorée qui, se pavanant sur la façade néoclassique de la mairie du 5e arrondissement de Paris située en face du Panthéon, informait de la tenue imminente des Journées du livre russe et de la remise du Prix Russophonie.
Depuis sa création en 2006, ce prix est attribué tous les ans par l’Association France-Oural et la Fondation Boris-Eltsine à la meilleure traduction d’un ouvrage littéraire du russe vers le français.
Cette 9e édition des Journées du livre russe intervient dans un contexte tout à fait significatif : elle s’est tenue alors même qu’en Russie, quasi jour pour jour, on inaugurait l’Année de la littérature russe, qui succède à l’Année de la culture russe...
Cette année, la “moisson d’auteurs” traduits en français est particulièrement “abondante” : plus de quarante ouvrages ont été traduits par 38 traducteurs. Autre élément de distinction pour la manifestation de cet hiver 2015 : c’est une véritable mosaïque littéraire qui a brillé de mille feux à la mairie! Outre des Russes, Paris a également accueilli des auteurs originaires d’anciennes “républiques-soeurs” que sont les pays baltes, la Moldavie, la Biélorussie et l’Ukraine. Parmi eux ne figuraient pas que le gratin littéraire, mais aussi toute une jeune génération inconnue : souvent des auteurs encore presque anonymes, même dans leur pays.
En outre, cette célébration de la langue russe a crû au point de se transformer en une sorte de festival : à l’aspect spécifiquement “livre” se sont ajoutés projections cinématographiques, expositions, concerts.
Le bal des traducteurs
Au fond, ces Journées parisiennes du livre russe se vivent comme une sorte de bal des traducteurs. Fait réjouissant de l’époque actuelle : on assiste à un véritable essor de la traduction de la langue de Pelevine vers celle de Houellebecq. Et aujourd’hui, fées-traductrices affairées et traducteurs empressés furètent, volettent autour de leurs protégés — favoris en vue ou illustres inconnus prometteurs — , aux petits soins. Encore un fait réjouissant : tous les traducteurs slavisants français actuels, loin de se limiter à ceux sélectionnés dans le cadre du prix Russophonie, sont autant de chevaliers sans peur et sans reproche au service de la langue et de la littérature russes.
Le retour du roman
Il est intéressant de noter que les essais, le journalisme d’opinion et la non-fiction en général, qui avait dominé ces dernières années, sont aujourd’hui pratiquement absents : ils ont été supplantés par la prose qui avait si cruellement manqué lors des éditions précédentes — nouvelles, récits et ce bon vieux roman.
Ici, en vrac, les classiques d’hier et d’aujourd’hui : aux côtés des maîtres contemporains, des sommités dont le nom est familier de tous que sont Ivan Bounine, Victor Chlovski et Vsevolod Ivanov, on trouve Boris Akounine, Lioudmila Oulitskaïa, Lioudmila Petrouchevskaïa… et la supernova, le prosateur Alexandre Ilitchevski.
Sans oublier bien sûr Zakhar Prilepine, devenu un habitué des rendez-vous parisiens ces dernières années et qui a de nouveau illuminé l’horizon littéraire russo-français.
On dit justement de lui qu’il a brillé par sa présence dans la salle des Fêtes de la mairie, juste après la séance d’ouverture, lors de la présentation de son livre Je viens de Russie, traduit par Marie-Hélène Corréard aux Editions de la Différence.
Prilepine, auteur des romans Le Péché, San’kia et Pathologies, doté d’une image d’intellectuel-pillard, détient toute une kyrielle de prix littéraires, le dernier en date étant le prix russe Grand Livre pour son roman Le Refuge.
«Nombre de mes déclarations peuvent passer pour de la provocation à Paris ; et c’est peut-être pourquoi on a eu soin de me placer le plus loin possible de la salle, à distance du public», a commencé par lancer depuis la scène ce «fauteur de troubles en règle». En fait, par cette prise de parole, la “maudite” question sempiternellement adressée aux auteurs de Russie — “l’écrivain russe comme phénomène contradictoire” — est posée sans ambages par Zakhar Prilepine. Il est porteur d’une conception humaniste, tout en se montrant souvent quelqu’un de très sévère, voire de militariste. Les écrivains du passé, comme la plupart des écrivains actuels, entretenaient des relations assez compliquées avec le pouvoir. Dostoïevski, d’abord condamné à mort pour son opposition au tsar, est ensuite devenu un familier de la cour impériale, prônant les valeurs conservatrices… Il est vrai qu’au cours de la seconde moitié du siècle dernier une tendance a, semble-t-il, pris le dessus dans la littérature russe : une tendance relativement occidentophile qui consiste pour l’auteur à faire l’inventaire des mauvaises nouvelles de son pays et à les proposer à l’export. Et cette marchandise est plutôt réclamée…»
De nos jours, cette question et d’autres similaires sont généralement devenues le diapason de toute manifestation culturelle qui revêt de telles apparences fastueuses.
Et pourtant. L’exception qui confirme la règle, à l’écart parmi les œuvres littéraires présentées, c’est le livre du fondateur de l’école linguistique Moscou-Tartu, Youri Mikhaïlovitch Lotman, L’Explosion et la culture (traduit par Inna Merkoulova). Il a fait l’objet d’une table ronde intitulée «Tartu — épicentre de la pensée scientifique et russophone, l’œuvre de Youri Lotman», à laquelle ont participé les linguistes Elena Skoulskaïa et Igor Kotioukh, ainsi que les traducteurs Gérard Conio et Inna Merkoulova. En outre, il n’y a pas été seulement question de problématiques liées aux arcanes de la linguistique et inaccessibles au commun des mortels : l’auteure et ancienne élève de Youri Lotman Elena Skoulskaïa a évoqué ses années estudiantines sous l’ombre tutélaire de la linguistique. Le Cygne de marbre, son roman qui emploie une écriture biographique aujourd’hui en vogue, vient de paraître.
Max Frei, de la famille des imposteurs
Max Frei, auteur de livres à nul autre pareils qui ne s’inscrivent en rien dans ce genre peu recommandable qu’est la fantasy. Cet auteur-personnage est strictement à part, tant du point de vue de la littérature russe que de celui de la célébration parisienne qui nous occupe. Face à l’honorable public, Max Frei s’est métamorphosé en Svetlana Martyntchik, habitante de Vilnius, un être si étrange, drôle, joyeux et infiniment sympathique qu’on dirait un elfe.
«J’appartiens à la famille des imposteurs», déclare gaiement Max Frei au public en guise d’entrée en matière. Eh quoi, c’est bien possible, après tout. Ce n’est tout de même pas sans raison que le Max Frei en question tiraille en permanence son visage, comme s’il rajustait son masque!
Monument à l’Ami
Pour son livre « Chemiakine. Vyssotski. Deux destins » édité chez Vita Nova, l’auteur a créé quarante-deux illustrations virtuoses, soit le nombre d’années que Vladimir Vyssotski a vécues. En l’espèce, ce livre se présente comme un “monument manuel” en l’honneur d’une amitié à laquelle Mikhaïl Chemiakine demeure fidèle depuis maintenant plusieurs décennies.
Ils étaient frères de sang, à la ville comme à la scène. Mikhaïl Chemiakine publia sept disques de Vladimir Vyssotski ; ce dernier composa vingt-sept chansons pour son ami.
«Je suis heureux qu’on m’ait invité à présenter mon livre», a déclaré le peintre à l’occasion de cette rencontre ; livre en forme de voyage dans le passé émaillé de tristes récits mais aussi d’amusantes nouvelles, à propos de leurs téméraires aventures parisiennes dont on comprend qu’elles aient parfois provoqué la désapprobation de Marina Vlady.
«J’ai mis de nombreuses années à écrire ce livre, je ne voulais pas l’écrire», a dit le peintre. «A la mort de Vyssotski, il y a eu bien trop de gens qui se sont dits ses amis ; or des amis, comme chacun sait, on n’en a jamais des tonnes».
Bien, et maintenant, venons-en à l’événement principal : la cérémonie de remise du Prix Russophonie 2015, qui s’est déroulée dans la prestigieuse salle des Fêtes de l’hospitalière mairie du 5e arrondissement de Paris.
Semblable fête de la langue russe a une fois de plus attiré l’attention “au plus haut niveau” Etaient présents l’ambassadeur de la Fédération de Russie en France Alexandre Orlov, le directeur exécutif de la Fondation Eltsine Alexandre Drozdov, le poète et homme politique Evgueni Bounimovitch (en sa qualité de membre du jury 2015).
Mais ces juges, qui sont-ils?
Cette année, le jury était composé de cinq juges sévères (mais justes) : Evgueni Bounimovitch ; Gérard Conio, traducteur et chercheur en littérature contemporaine ; Agnès Desarthe, auteure et traductrice ; Irène Sokologorsky, professeur et Docteur Honoris Causa ; Françoise Genevray, chercheuse en littérature spécialiste de l’œuvre de George Sand.
Le jury prestigieux du concours Russophonie a distingué cinq livres.
Le prix principal — un livre ouvert en métal du sculpteur Victor Krioutchkov — a été attribué à Hélène Sinany pour sa traduction du roman d’Alexandre Ilitchevski Le Persan (Editions Gallimard).
« Le roman d’Alexandre Ilitchevski, lauréat 2010 du prix russe Grand Livre, est “grand” au sens premier du terme », a déclaré Evgueni Bounimovitch lors de la remise du prix. « Il fait partie des livres dont on se souvient immédiatement lorsqu’on entend prononcer le nom de son auteur…».
Les quatre autres nominés ont reçu les encouragements du jury : Marianne Gourg-Antuszewicz pour Le Temps des femmes d’Elena Tchijova, lauréat du Prix Booker 2009 (Editions Noir sur Blanc) ; Luba Jurgenson pour Camarade Kisliakov, le génial roman de Panteleïmon Romanov (Editions Verdier) ; Paule Lequesne pour Histoires de cimetière de Grigori Tchkhartichvili, alias Boris Akounine, le “père” de Fandorine (Editions Noir sur Blanc) ; et enfin Raphaëlle Pache pour Vongozero, l’anti-utopie de Yana Vagner (Mirobole Editions).
«C’est la fête de la poésie russe, dans la capitale française », a déclaré Christine Mestre, coordinatrice du Prix Russophonie, lors de la cérémonie de remise du prix littéraire. « Dans l’époque tragique et troublée que nous vivons, une période angoissante faite de guerres, de haine, de discours embrumés, le rôle de la littérature et du traducteur qui la mène de par le monde est particulièrement crucial. Alors, réjouissons-nous-en! »
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Хочу сказать организатору Дмитрию де Кошко: спасибо за этот праздник, это высший пилотаж!
Итак, у Прилепина — якобы «имидж» интеллигентного погромщика ! Для потенциальной его жертвы его вина состоит в том, что благодаря ему «патриот» уже не рифмует с «идиотом». А ведь как это было удобно для некоторых русскоязычных писателей ...
Почему «патриот» рифмуется с «идиотом» ? Я, в отличие от Вас так вообще не думаю.
А «жертвы» кто?
Прилепин как раз культивирует вид «братка». Игра такая: я с виду «браток», а внутри-то гениальный!
Дорогая КС ! У погромщика по определению всегда есть жертвы. А презрение к «патриотам» ныне уже не в моде отчасти благодаря Прилепину и, конечно, Вам.
Для КС. «Почему “патрИОТ” рифмуется с “идИОТом” ?». Да потому что конец у них одинаков. Из трех букв. Лингвистика-с, сэр...