Sur la scène contemporaine du journalisme russe, Alexandre Minkine joue deux rôles à la fois : analyste politique et critique de théâtre. Il y a peu de temps, le journal Le Monde publiait son interview avec Mikhaïl Khodorkovski. Toutefois, le public russe connait Alexandre Minkine en premier lieu pour ses courts pamphlets, des lettres destinées à Vladimir Poutine publiées dans la rubrique Souverain bienveillant (l’équivalent de « Monsieur » en français) du Komsomol moscovite. Cependant, le journaliste n’est pas du tout venu en France pour débattre de politique. Ce mois-ci, aux éditions des Syrtes, son livre Une âme douce, une étude touchante des œuvres d’Anton Tchekhov, sort enfin en français. L’Observateur Russe a discuté avec l’auteur des mystères tchékhoviens, de la nature humaine et des caractéristiques d’Une âme douce.

А.Минкин на презентации книги в г.Лилле | A.Minkine lors de la présentation du livre à Lille. Photo:Ekaterina Agafonova

Pourquoi, parmi tous les grands dramaturges russes, la majorité des étrangers, y compris les Français, connaissent surtout Tchekhov ? 

Les pièces de Tchekhov ne sont pas aussi fortement liées à la Russie, au mode de vie russe. Elles concernent tous les hommes : les relations familiales sont partout les mêmes, une trahison est une trahison partout, les enfants sont toujours des enfants. Peu importe le pays ou l’époque.

Il faut croire que c’est pour cela que les pièces de Tchekhov sont, saison après saison, à l’affiche des théâtres du monde entier. Pourquoi les metteurs en scène ne craignent-ils pas de paraître monotones dans leurs choix ?

Il me semble qu’il serait plus juste de poser la question aux metteurs en scène français car ce sont eux qui privilégient les pièces de Tchekhov. C’est aussi une mode. Cela attire beaucoup le public : quand un metteur en scène présente une pièce d’un dramaturge connu, il est sûr que le public viendra.

Pouvez-vous citer la pire mise en scène étrangère qu’il vous ait été donné de voir ?

Il y en a tellement d’épouvantables ! Il y en a toujours plus de mauvaises que de bonnes, c’est normal. Les succès sont rares et les chefs d’œuvres, excessivement rares, c’est pourquoi on trouve toujours plus de mauvais spectacles. De plus, le théâtre, ce n’est pas le cinéma. Si, par exemple, Charlie Chaplin avait tourné un film il y a cent ans, nous pourrions le voir aujourd’hui exactement tel qu’il était. Mais un spectacle meurt. Je vous parle d’un chef d’œuvre et vous me demandez de quoi il s’agit et où. Mais il n’existe déjà plus. Les artistes sont déjà morts ou il ne passe plus dans les théâtres. J’ai vu d’élégantes mises en scène anglaises, hongroises ou françaises, mais les mauvaises, il ne sert à rien d’en parler.

Dans Une âme douce, vous écrivez qu’il y a beaucoup de mystères, de passages codés dans les pièces de Tchekhov. Certains détails que vous mentionnez dans votre livre, comme l’étendue de la cerisaie, peuvent tout bonnement échapper aux metteurs en scène étrangers.

Ces mystères n’échappent pas seulement aux metteurs en scène étrangers. Ils ont échappé à la fois à Stanislavski et à Nemirovitch-Dantchenko, ainsi qu’à une centaine d’autres metteurs en scène russes. Personne n’a remarqué, par exemple, que Trigorine parlait en réalité avec les mots de Maupassant… Lisez mon livre (en français ou en russe) et vous trouverez la réponse à ces questions.

Le titre de votre livre, Une âme douce, soulève la question « de qui ? » : la vôtre, celle du lecteur ou de Tchekhov ?

C’est simplement une phrase de Piotr Trofimov. Le reste, c’est la liberté des lecteurs, qu’ils pensent ce qu’ils veulent. Je ne suis pas théoricien, j’ai écrit ce livre pour mon plaisir personnel. Tout ce que je fais depuis trente et quelques années, je le fais par plaisir. L’artiste peint un tableau parce qu’il a envie de le peindre. Celui qui peint pour vendre est un artisan.

Vous faîtes allusion à la biographie La vie d’Anton Tchekhov écrite par Donald Rayfield ? Vous l’avez critiquée d’un bout à l’autre. 

Une biographie exécrable ! On écrit ce genre de biographie, qui raconte avec qui couchait la célébrité, pour gagner de l’argent, et ceux qui les écrivent sont des ordures. Tout ce que l’auteur a voulu écrire, il l’a écrit. Un écrivain est au-dessus de la ceinture, et si quelqu’un s’intéresse à ce qu’il se passe en dessous de la ceinture, alors il n’est pas écrivain. 

Une âme douce est une biographie, une critique ? Comment définissez-vous le genre du livre ?

Une âme douce est un « roman sur une pièce », et les personnages principaux sont la pièce elle-même et son lecteur. Il me semble que ce genre n'existait pas auparavant. J’écris sur les pièces et leurs personnages et sur leur parenté dans le monde de la littérature. Je n’ai pas inventé ce genre. J’ai commencé par écrire le livre puis j’ai pensé : qu’est-ce que c’est ? Car ce n’est ni une critique, ni une analyse littéraire, ni un essai.

Un des chapitres du livre s’intitule L’Homme qui cite. Cela semble particulièrement important à vos yeux. Pourquoi ?

L’homme qui cite est une bonne définition de l’homme. Parmi tous les êtres dont nous avons connaissance, il est le seul à écrire, lire et citer. C’est cela qui a créé la civilisation et non le fait de marcher sur deux jambes. Le plus difficile, c’est de communiquer sa pensée de manière à ce qu’elle soit bien comprise. C’est un problème qui se pose tout le temps. Lorsque l’on me complimente sur mon habileté : « Vous écrivez si simplement », je réponds habituellement : « Croyez-moi, c’est simple à lire mais difficile à écrire ».