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jeudi, 28 mars 2024
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A l’occasion de la célébration de son anniversaire Entretien avec le professeur Nikita Struve

Kira Sapguir, traduction de Kumar Guha0:51, 2 mars 2016RencontresImprimer

Kira Sapguir : Cher Nikita Alexeïevitch, permettez-moi de vous souhaiter un bon 85e anniversaire !

Nikita Struve : Il n’y a pas vraiment motif à célébrer ! 90 ans, ça, ce serait sérieux, et c’est un chiffre rond, mais 85, ce n’est pas grand-chose !

Photo: Boris Guessel

K.S : Cela n’en reste pas moins un chiffre important…Mais, si vous le voulez bien, commençons notre entretien. Vous appartenez donc à la deuxième génération de la première vague d’émigration russe, ainsi qu’à l’une des dynasties de savants russes la plus respectée. Avec cela, comme vous l’avez dit dans l’une de vos interviews, vous n’avez « pas une goutte de sang russe ». Comme on dirait ici, « un vrai métèque ». Mais votre famille n'en est pas moins un pilier de l'orthodoxie.

N.S. : En effet, le sang qui coule dans mes veines est un cocktail d’origines différentes. Ma mère était d’origine française. Mon ancêtre, l’astronome Wilhelm Struve, originaire du Nord de l’Allemagne, a été le fondateur du premier observatoire en Russie. Il avait des vues progressistes, un vrai voltairien ! Il y a aussi du sang anglais…l’un de mes ancêtres était un jeune anglais du nom de Heard, qui a écrit une grammaire russe pour les étrangers. Mon grand-père, Pierre Struve (1870—1944) était chroniqueur, philosophe, économiste, sociologue et historien, c’est lui l’auteur du « Manifeste du Parti ouvrier social-démocrate de Russie » (1898). L’un de ses fils, Gleb Struve (1898—1985) était poète et historien de la littérature. En un mot, ce sont des gens qui, depuis la première moitié du 19e siècle, ont participé à l’émergence de la Russie.

K.S : Comment conciliez-vous l’appartenance à deux cultures en même temps ? Ressentez-vous une convergence ou dédoublement ?

N.S. : Ni l’un, ni l’autre. J’ai en moi deux grandes cultures européennes qui existent en parallèle. L’une est plus rationnelle, l’autre est en quelque sorte plus poétique, mystique, et dès le départ, leur coexistence a été pacifique. Dans mon enfance, mon père m’offrait des recueils de poèmes pour enfants en français. Dans ma famille, on parlait russe. Mes enfants parlent aussi le russe, mais l’un d’eux est un grand spécialiste du Japon…Donc il n’y a pas de contradiction. Plutôt un enrichissement mutuel.

K.S. : Depuis le début des années 50, vous êtes à la tête de la fameuse revue littéraire et intellectuelle, le « Messager du mouvement chrétien russe » (devenue « Messager du mouvement chrétien » – « Vestnik khristianskogo dvijenia », à partir du numéro 111). Quand et de quelle façon est apparue cette publication ?

N.S. : Le « Messager » est né en 1926. Mais cette revue n’était pas littéraire au début. À l’époque pourtant, il y avait de nombreuses revues littéraires russes en France, comme le journal philosophico-religieux « La Voie ». Notre journal, lui, était le journal du mouvement de la jeunesse chrétienne.

K.S. : En Russie, à la différence de la France, les revues littéraires ont toujours été (et continuent d’être) le creuset de l’opinion publique. Ainsi, une publication dans « Novy Mir » (Monde nouveau) pouvait souvent constituer une entrée magistrale en littérature. Rappelons-nous Une journée d’Ivan Denissovitch…

N.S. : Oui et non. La France compte beaucoup de revues littéraires et intellectuelles. Il y a la revue philosophique et chrétienne « Esprit », dont je me suis en partie inspiré en créant le « Messager ». Malheureusement, Internet a réduit pratiquement à néant leur importance. Nombreux sont ceux qui pensent qu’il faudrait aussi arrêter de publier la version papier de ma revue pour la publier en version électronique. Mais, pour l’instant du moins, je m’y oppose.

K.S. : En 1978, vous avez dirigé la maison d’édition russe à l’étranger la plus ancienne, YMCA-Press, qui, comme on le sait, a publié des auteurs comme Ivan Chemliov, Nicolas Berdiaev, Ivan Bounine, Boris Zaïtsev, Marina Tsvetaeva. À l’époque de la « stagnation » brejnévienne, YMCA-Press était le principal éditeur du « tamizdat » [publication hors des frontières d’une œuvre interdite ou censurée - ndt] en provenance d’URSS. Et, bien entendu, la publication par votre maison de l’Archipel du Goulag, de Soljenitsyne, a eu l’effet d’une bombe…

N.S. : Oui, j’ai eu de la chance, dans ma vie. Avant même l’Archipel, les livres d’YMCA-Press étaient demandés en URSS. Au début, nos publications parvenaient à travers les ambassades étrangères. Et dans les années 90, lorsque les temps ont commencé à changer, j’ai pu me rendre personnellement en Russie et offrir des livres d’YMCA-Press aux bibliothèques : des dizaines de millier dans tout le pays ! Ils sont devenus là-bas un bien culturel précieux et je suis très satisfait d’avoir pu y contribuer pendant le temps qui m’est imparti sur terre…
C’est justement parce que notre maison d’édition jouissait d’une renommée sérieuse, qu’on estimait qu’elle était solide et avait la confiance du lecteur qu’Alexandre Soljenitsyne s’est adressé à moi pour cette publication. Nous attirions la jeunesse qui lisait le Vestnik, qui arrivait en Russie par des voies clandestines. Le mérite en revient grandement au père Alexandre Men*, et je veux rendre hommage ici à sa mémoire. Le père Alexandre était entouré de nombreux jeunes, qui étaient à la fois courageux et raisonnables. C’est en partie grâce à eux que je suis alors entré en contact avec Alexandre Soljenitsyne, quand il était encore en URSS, de façon officieuse, naturellement, et en suivant toutes les règles de la conspiration !

K.S. : Vous avez été le père fondateur de la « Maison du Russe à l’étranger », à Moscou, au sein de laquelle fut fondée, il y a 25 ans, « La Voie russe ». C’est une filiale d’YMCA-Press, ou bien c’est la même maison, mais sous un autre format ?

N.S. : Au début, « La Voie russe » était, dans une certaine mesure, un prolongement d’YMCA-Press. Mais avec le temps, cette maison d’édition a gagné en indépendance. C’est normal : il y a plus de lecteurs en Russie qu’au sein de l’émigration ; cette émigration, d’ailleurs, aussi bien physiquement que dans les faits, n’existe plus**. Cependant, même après 25 ans, cet éditeur garde tout de même quelque chose de l’esprit d’YMCA-Press.

K.S. : Vous avez écrit, et vous écrivez encore sur l’orthodoxie, sur le destin des acteurs de l’émigration russe en France. On le comprend facilement. Mais qu’est-ce qui vous a mené à Mandelstam, en dehors de son génie poétique ? Est-ce que cela pourrait être le fait qu’il ait écrit « à l’heure actuelle, tout homme cultivé est un chrétien » ?

N.S. : j’ai été, et je suis toujours, très sensible à la poésie russe. En particulier à celle du XXe siècle : Blok, Innokenti Annenski, et surtout, à celle des deux plus brillants poètes, à mon sens : Akhmatova et Mandelstam.
Dans les années 70, je devais choisir un thème pour ma thèse. Au départ, j’avais pensé à Gogol ; quelqu’un m’a conseillé d’écrire sur le métropolite Philarète ; mais c’est la poésie qui a eu le dernier mot. Et parmi les poètes, j’ai choisi Mandelstam. En effet, il était doté, non seulement d’un talent unique, mais aussi d’une vision profonde et prophétique du destin de toute l’intelligentsia russe. En écrivant ses vers incroyables sur Staline en 1933, il a consciemment signé son arrêt de mort. « Je suis prêt pour la mort » a-t-il confié un jour à Akhmatova. C’est une chose extrêmement rare, dans la poésie mondiale. Ses poèmes resteront pour toujours.

K.S. : À la lumière des paroles d’Ossip Mandelstam sur la chrétienté, que pensez-vous de l’idée d’unifier les chrétiens orthodoxes de l’émigration russe et les orthodoxes de Russie, et de réunir les Églises orthodoxes ?

N.S. : Être chrétien est une chose. Être du clergé en est une autre. De ce point de vue, l’église embrasse deux aspects : d’un côté, l’aspect liturgique, spirituel, mystique ; de l’autre, l’aspect institutionnel. Et l’Église, dès les premiers siècles, a « pêché », si on peut s’exprimer ainsi, d’institutionnalisme, c’est-à-dire, en collaborant avec l’État. Et c’est complètement contre-indiqué pour le christianisme. Cela ne lui a peut-être pas nuit dans l’histoire, afin d’émerger, mais dans le temps où nous vivons, c’est une mauvaise chose. L’église orthodoxe a tellement souffert de l’État qu’elle devrait considérer ce dernier avec un grand scepticisme.

K.S. : Comment voyez-vous la rencontre « historique », à Cuba, de François et de Cyrille ? La rencontre du Pape et du Patriarche ?

N.S. : Après tout, pourquoi pas ? Je suis un grand admirateur du Pape de l’église romaine. J’estime qu’il fait justement ce que les orthodoxes ne font pas du tout. Il veut secouer l’institutionnalisme de l’église catholique. Cette église en souffrait beaucoup plus que l’église orthodoxe. L'orthodoxie compte beaucoup d'églises autocéphales. Le Pape agit avec beaucoup de courage, avec l’inspiration d’un prophète, il donne un nouveau souffle à l’église. Comme on le sait, il a écrit au Métropolite Cyrille pour lui dire qu’il n’y avait pratiquement plus de divergences entre catholicisme et orthodoxie, et lui proposer d’unifier complètement leurs églises. Mais mon avis est qu’il va un peu vite. Le processus d’unification est un long chemin qu’il faudra parcourir en entier. Mais le document final qu’ils ont signé tous les deux me paraît assez insignifiant. Il n’y a rien là de prophétique, justement. Il est par trop long, officiel, que sais-je…

K.S. : Est-ce qu’à l’époque florissante d’YMCA-Press, vous auriez eu envie de publier des auteurs comme Pelevine, Limonov, Prilepine ?

N.S. : Pas forcément. En effet, nous ne publiions pas d’auteurs secondaires (il s’agit d’une opinion purement personnelle de mon interlocuteur,YMCA-Press! – note de K.S.). Notre objectif premier était de continuer et d’achever la publication du grand héritage religieux et philosophique des penseurs de l’émigration : Nicolas Berdiaev, Léon Chestov, Siméon Frank, Mikhaïl Boulgakov, les œuvres de la mère Marie, martyre volontaire, que le patriarcat de Moscou a refusé de canoniser, malheureusement. En dehors de cela, et bien, c’est chez nous que fut publié le grand écrivain russe du XXe siècle, Alexandre Soljenitsyne.

K.S. : Quel est, d’après vous, l’avenir de la culture et de la religion dans la Russie d’aujourd’hui ?

N.S. : C’est difficile à dire, car je ne suis pas doté d’un talent de prophète. En ce qui concerne la culture en elle-même, on a détruit la culture en Russie. L’Occident n’a pas tué sa culture.

K.S. : Je proteste ! On ne peut pas tuer une culture. Et il y a de nombreux jeunes écrivains talentueux en Russie. En Occident, d’ailleurs, on parle aussi de la mort de la culture, mais on accuse le numérique… Mais y-a-t-il un espoir de renaissance de la culture ?

N.S. : Pour l’instant, on ne voit pas de signes d’une renaissance. Mais je répète, je ne suis pas prophète. En mon temps, j’ai voyagé à travers la Russie. Avec le Patriarche Alexeï, nous avons visité 60 diocèses, un grand nombre de régions. J’ai tenu des conférences dans des universités, et j’ai eu alors une opinion plutôt positive de la jeunesse, qui était très réceptive. Donc, en dépit de certains aspects affligeants, il reste quand même un espoir.

* Alexandre Vladimirovitch Men (22 janvier 1935, Moscou – 9 septembre 1990, Semkhoz, région de Moscou) : archiprêtre de l’Église orthodoxe russe, théologien, prédicateur, auteur de livres sur la théologie, l’histoire de la chrétienté et d’autres religions. Il fut abattu en 1990. Les circonstances, le mobile et le responsable de sa mort n’ont pas été élucidés à ce jour.
** Il est question, bien entendu, de l’émigration de la première vague qui reste, semble-t-il, pour N. Struve, la seule véritable émigration.

6 commentaires

  1. Michel dit :

    Гоголю и Филарету повезло — о них г-н Струве не написал скучную диссертацию. А второстепенный писатель Солженицын стал шумным деятелем исключительно благодаря шатаниям советского руководства после смерти Сталина. Но больше всего возмущает высказывание о том, что русскую культуру убили в советское время и надо приветствовать реакцию Киры Сапгир на упёртость заскорузлой эмиграции, которая не признаёт огромное значение целого ряда советских и современных русских писателей и даже отицает возрождение православия в России.

  2. Владимир Батшев dit :

    Это кто же, кого не признает эмиграция -из «целого ряда советских и современных русских писателей»?

  3. Р. Терзиев dit :

    Полностью согласен с автором комментария!

  4. C. Николаев dit :

    Радостно видеть «старую гвардию» во всеоружии! Многая лета Никите Алексеевичу Струве!

  5. Прохожий dit :

    «Запад не убивал свою культуру» — утверждает профессор. Вспоминаю, как мой сын, учившись в престижном частном колледже под Парижем, на уроках литературы штудировал книгу Хичкока (!), переведенную на французский. При этом, некоторых больших классиков французской литературы в программе не было.

  6. Michel dit :

    Батшеву. У Вас, видимо, Власов затмил СМОГ. Увы !

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