Le 1^er avril est le jour d’anniversaire de Nikolaï Vassilievitch Gogol

 Cette année au salon du Livre, qui s’est tenu quelques jours à Paris courant mars, Vladimir Charov (né le 7 avril) a pris place au sein de la délégation d’écrivains russes. V. Charov est un historien, essayiste (et de surcroît mon cousin), auteur de romans culturels (Les Répétitions, Pas à Pas, Soyez tels des enfants, et que la critique appelle « l’écrivain contemporain le plus difficile».

Салон книги в Париже. В.Шаров (в клетчатом свитере) на стенде российского Центра науки и культуры.

En 2014, Vladimir Charov a remporté successivement les deux prix les plus prestigieux de la littérature : le prix Booker russe et le prix Grand Livre décernés pour le meilleur roman de l’année – plus précisément pour le roman-épopée épistolaire Retour en Egypte (« Rédaction d’Elena Choubina » – éd. ACT, 2013). Ce roman de Charov est soi-disant composé de plus de 1000 lettres provenant de descendants imaginaires de Nikolaï Vassilievitch Gogol.

 L’art épistolaire sera peut-être bien le dernier des genres littéraires à être réduit à néant. En effet, aujourd’hui grâce à Internet, on assiste justement à un fol essor de la correspondance.

 Évidemment, le genre épistolaire n’est plus celui qu’il était au 18^ème et au 19^ème siècle, lorsque les romans sous forme de correspondance étaient particulièrement répandus (de Rousseau jusqu’à Gogol et Dostoïevski). Mais voilà, dans le nouveau roman de V. Charov, le lecteur se retrouve face à toute une épopée, ramenant à la vie ce genre raffiné, où lui est présentée une mystification commençant dès le sous-titre !

Le sous-titre du roman – «Extraits séléctionnés de la correspondance de Nikolaï Vassilievitch Gogol (second) » — renvoie au sermon exemplaire de la violente lettre de Belinski à Gogol, tristement connu de chaque écolier russe. Retour en Egypte se base sur l’idée d’achever au 20^ème siècle le second (et le troisième !) tome des Âmes Mortes. Cette idée, le héros principal (parfait homonyme de l’auteur) en est imbu. Car, selon Kolia Gogol et ses parents proches, si leur aïeul avait fini d'écrire son poème, l’histoire aurait empruntée une autre voie. Ce héros central est lui-même un descendant direct du « petit homme » du Grand roman russe.

 En ce qui concerne la trame du roman, le pseudo-auteur de la fantasmagorie (bien évidemment, un prête-nom !) trouve les traces de ce projet grandiose dans une certaine « archive populaire » éphémère. Dans ces dossiers, on conserve soi-disant des bribes de lettres que les Gogols échangeaient au courant de presque tout un siècle.

 Au final, le poème de Gogol 2nd restera ainsi inachevé, avec seulement un synopsis de rédigé. Dans ce synopsis des Âmes Mortes du « nouveau Gogol », Tchitchikov est au cœur de l’action, adoptant la tonsure des vieux-croyants. Tchitchikov estime que sa mission est de retourner aux vieux-croyants son épiscopat. Pour cela il cherche le candidat idéal, fait le tour de tout le monde chrétien, et arrive entre autres en Autriche, où l’Empereur Ferdinand le reçoit très aimablement.

Пишущая машинка

En combien d’années as-tu écris ton roman ?

Vladimir Charov : 5 ans et demi. Comme cela arrive souvent, le roman est né par hasard. J’ai parcouru l’ensemble des œuvres de Gogol et j’ai découvert dans les marges des notes et des commentaires de mon père, le défunt Alexandre Charov (1909—1984), écrivain de romans de science-fiction et auteur de merveilleux livres pour enfants. J’étais étonné : j’aurais moi-même laissé des notes à l’endroit même où il l’a fait. Et l’on m’a soudainement invité à différentes conférences, en relation avec l'anniversaire des deux cents ans de Gogol et en particulier chez vous, à Paris. Ici même, le 1^er avril 2009, le jour de l’anniversaire de l’écrivain j’ai lu un court essai depuis cette estrade, spécialement préparé pour cet évènement. J’ai alors pensé que tout cela connaitrait une fin, et ensuite, je n’ai moi-même pas compris comment j’ai écrit ce tome…

 Notre discussion s’est déroulée chez moi, autour d’un « petit verre de thé ». Le « frère lauréat » et son traducteur, Paul Lequesne, étaient tous deux mes invités.

« Il (Paul) m'a été offert par l'éditeur Vladimir Dimitrevitch (1934—2011), chef de « L’Âge d’Homme ». Dimitrevitch a été le premier à éditer en russe mon roman Pas à Pas (1977), ayant changé le nom de sa maison d’édition pour un nom au ton plus russe – « Nash Dom » (« Notre Maison »). Quel préjudice pour la littérature qu’il ait été si étrangement et affreusement tué !

 Dans tes romans les mythes se heurtent, incompatibles l’un avec l’autre, voire complètement mutuellement exclusifs  : il y a une réelle résurrection des leaders disparus, des tchékistes qui croient à l’apocalypse, des sectes en fuite et de castrats, Lénine converti au christianisme, la visite de sans-abris à Jérusalem… Et en quoi réside l’idée de ton Retour en Egypte ?

Ce roman est la juxtaposition de la connaissance russe et de l’histoire avec Dieu. Ce livre propose ici un cercle de certaines pensées et des sens de l’histoire russe, y compris la partie religieuse. Il semble que l’histoire et la culture russe tentent perpétuellement d’achever et de ressusciter le tome brûlé des Âmes Mortes. Il est possible, qu’en général toute l’histoire de la Russie après Nikolaï Gogol soit une tentative d’achever ce second tome… Tu sais bien que dans les livres inachevés, il y a en quelque sorte une affreuse vérité. Il est possible, que s’ils étaient tous achevés, nous pourrions comprendre le sens de l’Existence.

 Et pourquoi le roman s’appelle tout de même Retour en Egypte ?

« Gogol faisait partie des pèlerins », écrit l’un des correspondants de Nikolaï Gogol second. Toute l’histoire du 20^ème siècle, à mon sens, est un retour en Egypte. Je commence à avoir l’impression par moments, qu’après avoir quitté l'Egypte, nous avons fait demi-tour, retournant au final de nouveau en Egypte. On dirait un palindrome. Résultat contraire.

On ne trouve nullement dans tes livres ces histoires d’horreurs post-modernes, auxquelles nous, lecteurs, nous sommes déjà résignés. Tu séduis calmement, même doucement et délicatement le lecteur qui ne soupçonne rien et tu l’envoies directement en enfer ! Ton « Gogol 2 » vit sur le bateau des vieux-croyants en fuite, proche du caldeira en entonnoir (ou du cratère), où Kolia accompagne les boucs émissaires sur ordre du « timonier », chargeant les malheureux de pierres, symbolise des pêchés humains…

Gogol a décrit l’enfer dans lequel est immergé la Russie dans les moindres détails, mais comme il n'a pas représenté le purgatoire et le paradis, personne ne sait comment surmonter cet enfer et sortir vers la lumière. De même que Gogol 1, Gogol 2 communie avec les mystères de l’enfer. Comme le premier Gogol, le second ne peut de plus pas se passer d’analogie avec Dante. Il décrit le lieu où il s’est installé : «Une contrée qui ressemble autant à celle décrite par le florentin serait difficile à trouver ».

 As-tu déjà vu une caldeira semblable ?

J’avais une maison au nord-ouest de Moscou en train. La maison se tenait sur un endroit élevé et juste sous lui se trouvait un précipice, menant, semblait-il, tout droit dans les abîmes de l'enfer. Mais, c’était plutôt une entrée au purgatoire. En bas, il n’y avait ni flammes ni souffre, mais un petit lac marécageux, qui n’était pas visible du haut du neuvième cercle des Enfers selon Dante, entouré sur chaque rive de tilleuls centenaires. Sur mon territoire, les tilleuls avaient des airs de buisson. Leurs couronnes m’arrivaient aux pieds… Je n’allais pas souvent là-bas, mes amis, qui savaient où se trouvaient les clés, utilisaient la maison à fond. Lorsqu'après une si longue absence, je suis tout de même passé là-bas, j’ai vu que des pelleteuses entourer la maison : sans m’en avoir averti ils l’avaient rasé de la surface de la terre et ils érigeaint à cette place une nouvelle bâtisse…

Comment définis-tu toi-même le genre de tes œuvres ? C’est une histoire alternative ? Un roman familial, un roman d’idées ? Une utopie ?

Considérons-le comme une utopie. L’Humanité, dans sa tendance à se réhabiliter soi-même et les générations précédentes, corrige sans cesse l’histoire. Nous coupons sans pitié les branches latérales, il n’existe qu’une grande ligne dans le même genre que « Moscou – Pétersbourg ». Mais c'est pourtant dans les culs de sac que l’histoire est chargée de sens. J’ai essayé de rétablir l’histoire comme elle l’a été et qui n’est pas une Genèse mais un livre de commentaire, une interprétation des textes bibliques.

Dans tes livres le sarcasme est effréné. Le rire à travers les larmes est familier jusqu’à la douleur…

On reste dans le cadre d’une douce ironie.

 Tu écris à l’ancienne, sur une machine à écrire ?

J’écris sur une machine à écrire manuelle, puis lorsque tout l’espace libre est occupé, j’inscris à la main des notes dans la marge et entre les lignes et puis je recommence à taper à la machine. Je fonctionne ainsi autant de fois que nécessaire. Je remets le résultat final au dactylo sur l’ordinateur.

Comment imagines-tu ton lecteur idéal ?

Je ne suis pas quelqu'un de gâté, pour moi, chaque lecteur est un cadeau. Néanmoins, il va sans dire que tu n’écris pas pour le lecteur, fusse-t-il le meilleur, mais pour toi-même. Car c’est la seule personne qui serait relativement à même de te connaître et de te comprendre. Quand ce que tu as écris se révèle soudainement proche et compréhensible pour quelqu’un, et qu’un véritable dialogue s'installe avec sa vie, son destin, sa vision du monde : ça c’est un cadeau immense. J’en suis très reconnaissant.