Val-de-Grâce, le « petit Kremlin » français
Souvenez-vous de la chanson soviétique : « les sols de parquet, les médecins fichés » ? Elle s’applique au légendaire « petit Kremlin », comme on appelait populairement l’hôpital clinique central de la quatrième direction principale du ministère de la santé de l’URSS.
Dans cet hôpital, non accessible aux communs des mortels, la nomenclature russe était soignée. Les Hippocrate soviétiques classifiés y réparaient la santé précieuse des chefs et des secrétaires généraux, des membres du Politburo, des artistes, académiciens, lauréats émérites ! Sont passés par le « petit Kremlin » : l’académicien Keldych, le poète Constantin Simonov, le compositeur Aram Khatchatourian. Mais aussi certains maréchaux, beaucoup de maréchaux ! Joukov, Koniev, Vassilievski, Rokossovski ! Les chirurgiens-cliniques supérieurs y « ont trainé » aussi Iouri Andropov pendant 18 ans… Oui, on ne sait jamais quelle « crème de la société sans classes » passa à travers la demeure aseptisée « du petit Kremlin » dans les cabines protégées du Parc Sokolniki ?
C’était un petit coin de paradis. Tout l’édifice était en bois, entouré d’un jardin magnifique. Des salles d’hôpital spacieuses, confortables, l’équipement importé, les draps blancs, c'est du classe!
Enfin, comme chez Galitch :
Là l’herbe n’est pas froissée,
Elle respire facilement,
Là des bonbons à la menthe,
Des ptichye moloko[1] !..
Et à chaque bâtiment, son service de sécurité propre.
Dans cette clinique VIP, « avec des murs pour la famille, avec des verrous pour la famille », pour une famille de clôtures, derrière sept écluses on possédait des médicaments du monde entier, auxquels les citoyens ordinaires malades ne doivent pas rêver. Et dans le peuple circulaient (et elles circulent encore aujourd’hui) des histoires sur toutes sortes de drogues mystérieuses, des pilules miracles et des « pommes de jouvence » pour les vieillards du petit Kremlin. On racontait que, sans ses médicaments, Brejnev ne pourrait même pas bredouiller.
Il semblait que seulement dans un pays en particulier et dans un hôpital en particulier, on pouvait soigner des patients particuliers, un petit peu plus égaux que les autres. Mais, il se trouve que le « petit Kremlin » a un jumeau. Et il s’agit de l’hôpital militaire Val-de-Grâce, situé dans le cinquième arrondissement de la capitale française.
L’hôpital d'instruction des armées du Val-de-Grâce (HIA Val-de-Grâce) est un des meilleurs hôpitaux du monde. L’ensemble architectural du Val-de-Grâce comprend une vieille abbaye avec une église baroque (prévue par le célèbre Mansart) et un édifice hospitalier moderne de 350 lits, que font tourner 1500 spécialistes attitrés du plus haut niveau ! Les médecins avec des prénoms du monde entier y refont la santé non seulement de généraux et de soldats mais aussi de puissants des quatre coins du globe. Evidemment, il suffit que n’importe quel vieillard important, n’importe où dans le monde, montre quelque signe de faiblesse, pour qu’on l’envoie aussitôt à Val-de-Grâce.
Ici, on a chouchouté la prostate de François Mitterrand, on a lutté avec l’attaque cérébrale de Jacques Chirac, on a arrêté l’inflammation du nerf trifacial de Nicolas Sarkozy, on a sorti du coma l’ex-ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement… Parmi les mortels non ordinaires de Val-de-Grâce, comme au « petit Kremlin », il y a des politiciens, des ministres, des députés et d’autres gros bonnets. Le premier ministre François Fillon avec Alain Juppé, le ministre des affaires européennes Harlem Désir, le ministre de l’agriculture Le Foll y sont passés. Raymond Barre, premier ministre sous Giscard d’Estaing est mort dans un lit de l’hôpital d’élite Val-de-Grâce ; et ici même, en 1993 on amenait (mais on n’a pas réussi à amener) le malheureux Pierre Bérégovoy (un fils d’émigrants russes blancs), premier-ministre socialiste, s’étant tiré une balle dans le front sur la rive du canal près de Nevers….
Et les puissants du monde sont venus dans ce calme prestigieux : le roi du Maroc Hassan II, le président de Guinée-Bissau Malam Bacai Sanhá (décédé dans un lit confortable de l’hôpital le 9 janvier 2012). C’est ici que le président d’Algérie, Abdelaziz Bouteflika s’accroche sans fin à la vie (et au pouvoir). (Remarquons que la santé du leader algérien de 70 ans, similaire à celle de Brejnev, est pour ses concitoyens le mystère des sept sceaux. Pour la même raison : la crainte du système).
Ce n’est pas par hasard que des personnes de premier plan se fient aussi volontairement à la médecine dans ces murs. Ce n’est pas seulement une référence de la médecine et des méthodes ultramodernes qui attire ici les illustres malades : Val-de-Grâce n’est pas affecté au ministère de la santé publique mais au ministère de la défense. Le secret médical y est assimilé à la guerre, et le silence au sujet de la santé des personnes de rang supérieur ne filtrent jamais à travers les vieux murs du monastère.
…Bien qu’en général le secret médical n’a encore été refusé à personne.
***
Mais voici qu’on vient de prendre la décision de dissoudre le « petit Kremlin » français. Dans le courant du mois d’octobre, le ministre français de la défense Le Drian a annoncé la fermeture de la célèbre institution pour 2015 – au nom d’une diminution de budget pour les besoins militaires.
« Coup de tonnerre dans un ciel bleu ! Ebranlement des fondements ! Ils veulent enterrer Val-de-grâce ! » — s’indigne en chœur la presse française.
« L’hôpital, vitrine officielle de la médecine française depuis 200 ans, a reçu un « faire-part de mise à mort » » constate avec amertume l’hebdomadaire « l’Express ». Et il rappelle que l’hôpital est plus que jamais indispensable aux socialistes : en effet, en ce moment, au nom du maintien d’un prestige ébranlé, le président Hollande dirige l’armée française dans les points les plus chauds de la planète. Val-de-Grâce est unique en cela qu’il envoie son personnel médical interne dans ces points les plus chauds de la planète.
« Est-il possible que la Grande armée – l’armée française – devienne en plus aveugle et paralysée ? » — demande pathétiquement le « Figaro ».
A l’annonce, un général de réserve a réagi énergiquement, ayant acquis le droit à la parole après sa démission : « le gouvernement ne réduit pas l’énorme privilège des travailleurs du rail, car il craint que leurs grèves paralysent tout le pays. Mais l’armée, par son souci de discipline, est forcé à se tenir droit et à se mettre au garde-à-vous, obtempérant aux ordres venus d’en haut ! »
« Le Monde » propose trois scénarios de changements futurs. Le premier est la fermeture partielle de l’hôpital militaire prestigieux. La deuxième possibilité : une possible fusion avec d’autres complexes d’hôpitaux de grande taille. Et finalement, la troisième, et hélas, la version la plus probable : la fermeture complète du Val-de-Grâce et l’affaire est finie !
…Seulement voilà la question : dans quelle chambre masquée d’hôpital planquer dorénavant le prochain grand seigneur étranger vieillisant ?!
[1] Friandise russe.
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Изящно и познаватльно, как всегда у этого автора. Но и остальная команда"Русского очевидца" отличается хорошим слогом, добросовестностью и объективностью подачи, а также оригинальностью выбора тем. Многие из сюжетов практически не известны в России и тем самым прелставляют особый интерес для русского читателя Настоящее окно во Францию! Спасибо!.