Le rire à travers les larmes : La nouvelle édition de Charlie Hebdo
Il s’est passé tout juste une semaine depuis l’attentat terroriste à la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo, qui a entraîné la mort de douze personnes, parmi lesquelles les plus célèbres caricaturistes de France. Je suis certaine que le jour de la grande marche républicaine sous le slogan « Je suis Charlie » restera longtemps gravé dans les mémoires. Pour les membres de l’équipe est venue l’heure de se montrer dans leur travail vivants, pétillants, et, le plus difficile après tout ce qu’il s’est passé, drôles.
Il est évident qu’en s’imposant de telles tâches, la rédaction ne pouvait rien publier de similaire dans sa nécrologie. Au contraire, rien n’est terminé, tout continue, comme dans le roman Cent ans de solitude de Markes. Charb, Wolinski, Cabu et d’autres, les voici là, tout près, dessinés sur d’amusantes couvertures, et ils continuent en plus de plaisanter. Ils se dressent contre le fait que les cloches de Notre-Dame aient sonné en leur honneur ; dernièrement en effet, les « Femen » les avaient fait tinter, et aux yeux de « Charlie », cela est en quelque sorte indigne.
Pourtant, une sérieuse introduction au nouveau numéro, qui s’est déjà inscrit dans l’histoire du journalisme français, est tout de même présente :
« Nous allons quand même essayer d’être optimistes, bien que ce ne soit pas la saison. Nous allons espérer qu’à partir de ce 7 janvier, la défense ferme de la laïcité va aller de soi pour tout le monde, qu’on va enfin cesser, par posture, par calcul électoral ou par lâcheté, de légitimer ou même de tolérer le communautarisme et le relativisme culturel. »
Le retour à l’innocence
L’artiste Renaud Luzier, connu sous le pseudonyme Luz, est l’auteur de la couverture de la nouvelle édition du journal, sur laquelle, d’après une idée de la rédaction, le personnage du prophète Mahomet, comme des millions d’autres personnes dans le monde entier, brandit une pancarte portant l’inscription « Je suis Charlie ». La veille de la publication du numéro, lors de la conférence de presse de mardi, Luz a déclaré :
« On est surtout des dessinateurs qui aimons bien dessiner des petits bonhommes, comme quand on est gamin. Et d’ailleurs, les gens, les terroristes, ils ont été gamins, ils ont dessiné, comme nous, comme tous les gamins. Mais il y a un moment donné où ils ont perdu leur humour, où ils ont perdu peut-être une espèce d’âme d’enfant qui permet de regarder le monde avec un peu de distance. Parce que c’est ça Charlie, c’est regarder le monde avec un peu de distance.»
Le thème principal du tout nouveau numéro de « Charlie » est le terrorisme international, bien qu’en complément aient été abordées d’autres questions, culturelles, religieuses, politiques et économiques. D’ailleurs, en parlant de ces dernières, la rédaction du journal a déploré que les responsables de l’enquête sur l’activité antiterroriste en aient fini avec elle, nous dirons prudemment, de façon médiocre (notamment, la collaboration des Français avec les services spéciaux américains s’est révélée inefficace). En ce qui concerne Manuel Valls et ses collègues, il y a également une série de protestations, puisque le chamboulement initié par ces derniers dans les services secrets n’a pour l’instant pas conduit à une unité dans le pays, selon la juste expression de l’auteur de l’article « La crème du contre-espionnage », comme cela se produit à coup sûr dans tous les blockbusters franco-américains…
Le nouveau numéro de « Charlie » contient des documents qui nous ramènent aux sources du journal, à la lointaine année 1968 et à ses changements exagérés ; on a alors essayé d’observer d’où était donc survenue la politique dans les pages de Charlie Hebdo, puisque sans cette dernière il y a suffisamment de raisons de s’amuser dans la vie.
Un éclairage sur des événements les plus récents est proposé dans l’édition. Ainsi, quelques pages sont consacrées aux observations satiriques, inoffensives pour la majeure partie d’entre elles, de la marche républicaine de dimanche dernier. Les caricatures méritent une attention particulière sur la parade clownesque des chefs d’Etat étrangers dans le centre de Paris.
On répète qu’il vaut mieux réfléchir par soi-même, et aussi qu’il faut se montrer plus vigilant avec le message « Garde ton calme et dis « Allah Akbar » » et d’autres. On parle beaucoup et avec originalité d’amour et de nostalgie, comme l’affirme le personnage sur la couverture du journal « Tout est pardonné »…
A la fin de l’édition, on trouve un appel téléphonique fictif de l’un des journalistes survivants à ce jour au rédacteur Charb (en outre, l’ex-directeur appelle son interlocuteur par le terme si bien connu de nous « tovaritch »). Un extrait d’une interview réaliste avec M. Charbonnier est également introduit, dans lequel l’ex-rédacteur en chef de « Charlie » désigne une salle précise de l’édition, affirmant que, pour lui, il n’y a ni catholiques ni musulmans morts, mais uniquement des citoyens de la République, qui lisent le journal et se parlent dans une seule et même langue.
Tel est le ton global de la nouvelle édition (№ 1178) du journal satirique français. Toutefois, pour prendre connaissance de son contenu, beaucoup ont dû déployer des efforts colossaux.
Il n’y a plus de Charlie
« Mettez-moi 3 exemplaires de côté, s’il vous plaît ». Les Français embêtent pratiquement tous les vendeurs de journaux des kiosques parisiens avec de telles demandes. « Voilà une liste complète de gens qui m’ont demandé de leur garder cinquante exemplaires », se plaint le propriétaire d’une maison de presse.
Malgré les trois millions de tirages sortis dans 16 langues différentes, le dernier numéro de Charlie Hebdo est presque introuvable à la vente. Ainsi, le mercredi 14 janvier à 10h heure de Paris, les 700 000 exemplaires imprimés pour les Parisiens étaient déjà vendus. Les diffuseurs de l’édition promettent d’imprimer les deux millions de copies restantes avant la fin de la semaine.
Les spéculateurs n’ont pas manqué de se servir de l’agiotage lié à l’achat du journal ; ainsi, au lieu du prix établi à trois euros, on peut trouver l’édition pour 70, 150, 300 et même 1000 euros ! De sorte que, si cela devait continuer, les auteurs n’envisageraient pas l’édition suivante, du moins sur l’un des thèmes du numéro. Il est évident que ce dernier bénéficiera d’un esprit d’initiative sans précédents de la part des propriétaires de maisons de presse et des diffuseurs de la presse française.