L'héritière de Jeanne d'Arc
« Il y a des femmes dans les villages français...» : j'ai modifié ces vers de Nekrassov* [* NdT : in La mort du paysan] lorsque j'ai vu Elisabeth Bourguinat. Je ne prends pas sur moi de juger si vraiment « elle arrête un cheval au galop, elle entre dans une izba en feu » ; mais une fois que l'on a appris tout ce que fait cette grande Parisienne au visage lumineux (« Mère de deux enfants, docteur ès lettres, chevalier de l’Ordre national du Mérite, rédactrice indépendante (gestion, management, innovation technologique), auteur de plusieurs livres et de nombreuses publications, secrétaire de l’Association Accomplir, porte-parole du réseau « Vivre Paris!», présidente de la bagagerie Mains libres, accordéoniste des Bachiques Bouzouks, candidate aux élections municipales...»), on peut dire hardiment que le sang de Jeanne d'Arc coule dans ses veines.
Pour certains, Paris, c'est le tourisme, un lieu de divertissement et de repos. Pour Elisabeth, qui vit dans le centre même de Paris depuis presque un quart de siècle, c'est le lieu d'une lutte pour l'amélioration des conditions de vie des Parisiens, afin que cette ville à l'histoire bimillénaire ne perde pas son prestige et ses traditions à cause de diverses spéculations et de la recherche du profit immédiat.
Avant notre rencontre avec Elisabeth, j'ai beaucoup entendu parler des associations qui ont protesté contre la reconstruction de l'ancien « ventre de Paris », le quartier des Halles, des manifestations visant à en défendre le jardin ; j'ai vu Elisabeth avec un accordéon dans les mains, entourée par des dizaines de gens en train de chanter lors d'une réunion de protestation contre l'abattage des arbres dans le cœur de Paris. C'est pourquoi la première chose que j'ai demandée a été : pourquoi son association s'était-elle opposée à la reconstruction des Halles ? Mais Elisabeth a bondi et répondu

Элизабет Бургина во время митинга протеста против рубки деревьев в саду. Les Halles, 22 мая 2010. | Elisabeth Bourginat, Les Halles, le 22 mai 2010. Photo: Огулбиби Мариас
« Non, ce sont les journalistes qui disaient que nous étions contre, mais pas du tout ! On était pour la rénovation des Halles. Il y avait d’autres associations qui disaient : « Ne changez rien, tout va bien ». On a créé l’Association en 1999, et tout de suite on a commencé à réfléchir sur ce qu’on pouvait améliorer dans le quartier. Et quand le projet Les Halles est arrivé en 2002, ça faisait 3 ans qu’on existait, on avait plein d’idées. Alors on est tout de suite rentrés dans la concertation. On a fait 90 propositions à l’époque. […] Le discours de la ville à l’époque a été : «Les Halles, c’est le terrain des dealers. Il faut l’éliminer». Et selon les premiers projets de la rénovation à la place du jardin, on a voulu mettre des énormes tours à la place. Mais nous disions: « Et alors, ce n’est pas parce qu’il y a des dealers qu’on va priver les habitants d’un jardin. On doit peut-être le redessiner, améliorer des choses. Mais on ne doit pas abandonner la fonction du jardin ! » Ici, il y a tellement de monde, c'est tellement dense, il n’y a pas assez de verdure, de parcs, des squares. Pour nous, c’était évident que si on laissait construire les tours dans cet espace-là, ça serait fini, on n’aurait jamais de jardin au centre de Paris. Comme dans Les Halles, il y a plusieurs lignes de métro, de RER, le centre commercial, 26 salles du cinéma, tous les jours 800 000 personnes traversent le quartier. Et si on a des dizaines des tours ici, ça sera irrespirable !

Статуя «Ecoute» на площади Cassin уцелела благодаря ассоциации «Accomplir». | «Ecoute» sur la place Cassin 2014. © Photo: Огулбиби Мариас
On a fait un collectif, il y avait une trentaine d’associations d’habitants et des commerçants du quartier. On nous disait : Vous êtes une petite association du quartier ; donc nous sommes allés mobiliser des gens sur tout Paris. C’était notre première forte opposition, avec un slogan : « Le jardin Les Halles n’est pas un terrain constructible !» On a fait des manifs, des chaînes humaines, des pétitions… Quand au final il y avait 4 projets, seul le seul projet de Mangin voulait garder le jardin, on l’a soutenu. Il a gagné. C’était notre première victoire. Il y avait une chose qui nous serrait le cœur c’est le jardin Lalanne, le jardin d’aventures. Et le seul qui a dit : Oui, je peux conserver le jardin Lalanne, c’était Mangin. Donc quand il a été choisi, de notre point de vue, il a été choisi aussi parce qu’il a promis de garder le jardin Lalanne. Mais dès qu’il a été choisi, il a dit à la ville qu’il fallait démolir ce jardin. Nous, on s’est sentis complètement trahis ! Et la deuxième chose à laquelle on tenait beaucoup, c’est la place Cassin avec sa « tête » *. Je me rappelle que Mangin, dans une maquette du jardin qu’il a présenté, avait mis une boule en polystyrène à la place de la « tête ». Il a dessiné quelque chose, il a pris la boule et il l’a jetée et a dit : Ça, vous le mettez où vous voulez. C’était vraiment un mépris incroyable. Finalement on a gagné : la « tête » a été préservée. Ensuite, on a découvert que notre jardin serait complètement refait, des arbres qui poussaient depuis 25 ans, on ne pouvait pas les garder… » : les yeux d'Elisabeth s'enflamment d'indignation.
En accord avec le nouveau projet, l'ancien jardin et ses parterres de fleurs, ses fontaines, ses petites allées sinueuses, a été supprimé et doit être remplacé par de simples espaces verts. Elisabeth qualifie l'architecte de traître, elle continue d'avoir mal au coeur en se souvenant du « jardin Lalanne »** où ses filles jouaient lorsqu'elles étaient enfants. Cette petite ville féerique cachée derrière une grande haie a été bâtie selon le projet du sculpteur Claude Lalanne, dont les travaux sont reconnus dans le monde entier.
Il s'agissait en effet d'un parc pas comme les autres, où on ne laissait entrer que les enfants, et cela gratuitement. C'était le monde fantastique des amateurs d'aventures, avec des labyrinthes, des cascades, des volcans, des jungles, des ruisseaux, et encore des labyrinthes... Hélas ! On a démoli la petite ville sans pitié. Mais l'association Accomplir n'a pas laissé la mairie en paix avant d'avoir obtenu la construction de nouvelles aires de jeux pour les enfants et la préservation de la « tête ».
Quand Elisabeth parle, elle rappelle un stratège qui énumère les victoires et les défaites de son armée. A en juger par ce qu'a fait l'association Accomplir, celle-ci ressemble véritablement à une armée luttant contre toutes les injustices, les machinations et les absurdités.
« Vous voyez, on n’était pas contre la rénovation des Halles, mais on s’opposait à la mauvaise gestion et aux absurdités du montage financier. »
L'association n'était pas d'accord avec le projet de bâtiment qui a détruit le « puits de lumière » qui devait auparavant éclairer tous les niveaux du Forum. Selon le projet de l'architecte, le toit devait rappeler une feuille transparente ; mais en fait, cela était techniquement irréalisable, ce pourquoi il l'a transformé en Canopée (étage supérieur de la forêt tropicale), s'est mis à ajouter des colonnes d'une hauteur de 90 mètres, ce qui a nécessité 7000 tonnes de métal, le poids de la Tour Eiffel ! C'est pourquoi, au lieu des 120 millions d'euros promis, Canopée a atteint les 216 millions.
La question financière est la plus sérieuse dans ce projet, et la conduite du projet des Halles est tout à fait révoltante, pour ne pas dire criminelle. En 2004, selon les calculs de l'architecte, le projet devait coûter 200 millions d'euros. Aujourd'hui, le coût a dépassé le milliard ! Dès le début, la mairie a promis que la ville ne paierait pas, mais que c'est les coûts seraient pris en charge par le consortium Unibail, gérant le centre commercial du Forum des Halles. Mais lorsque l'affaire a été lancée, il s'est avéré que la mairie n'avait signé aucun contrat avec le consortium. Unibail a déclaré non seulement qu'il ne s'apprêtait pas à débourser un centime, mais qu'il exigerait aussi une compensation pour le manque à gagner résultant de la reconstruction...
L'association Accomplir a plus que tout été choquée lorsque la mairie a décidé de vendre le Forum pour une bouchée de pain au consortium, qui louait auparavant les emplacements, et de poursuivre la reconstruction sur ces fonds. A cause de ce marchandage sans fin entre la mairie et Unibail, la salle de concert du conservatoire du centre de Paris et les toilettes publiques ont été rayées du projet.
L'association Accomplir a lutté sans relâche pour chaque point, malheureusement pas toujours avec succès. Mais grâce à cette association présente sur tous les fronts, on est tout de même parvenus à corriger un « petit » défaut du contrat de vente du Forum au consortium. Parmi la centaine de points de l'accord, il y en avait un selon lequel la mairie vendait à Unibail tous les couloirs publics du Forum, toutes les allées menant au métro, après quoi la ville aurait dû payer à la firme un bail perpétuel, alors que le consortium aurait couvert les frais du Forum après trois ans seulement . Elisabeth sourit en se souvenant de cette victoire imperceptible de son armée, qui a prévenu une erreur et économisé des millions à la ville...
En écoutant Elisabeth, je n'ai de cesse de m'étonner qu'un docteur ès lettres, qui a reçu l'Ordre du Mérite pour son activité de rédactrice indépendante, comprenne toutes les subtilités juridiques et économiques et pose sa candidature aux élections locales. Comment trouve-t-elle assez de temps pour tout cela ?
« Comme je fais mon travail quand je le veux, ça me permet d’aller aux réunions de concertation, et de faire beaucoup de choses. Nous travaillons avec des juristes, des spécialistes. Et par ailleurs j’ai besoin de toujours bouger et de faire quelque chose. Je ne pourrais pas être toute la journée devant la télé, je n’aime pas faire les magasins. J’ai toujours aimé sortir, monter des projets et faire quelque chose avec des gens. Je me sens heureuse quand je fais des choses pour les gens. En fait, au début je n’imaginais pas où cela m’amènerait... Mon histoire, c’est comme les poupées russes: une activité sort de l’autre… »
Il y a encore beaucoup de sans-abris dans le centre de Paris : l'association s'est cassé la tête pour trouver comment les aider, avant d'avoir l'idée de s'adresser directement à eux. Et les SDF ont dit qu'ils avaient besoin d'une bagagerie où ils pourront laisser leurs affaires le matin pour toute la journée, afin de ne pas avoir à les porter et de ne pas attirer sur eux des regards obliques, et de les récupérer le soir. Elisabeth est devenue présidente de l'association «Mains libres», qui est parvenue à obtenir un local pour la bagagerie et les moyens nécessaires à son aménagement.
« Dans notre association, les SDF participent à égalité avec les ADF (avec domicile fixe). L’idée de cette bagagerie, c'est de changer le regard des gens sur les SDF, c’est pour ça qu’on les fait participer à nos activités de quartier (des fêtes, des concours). Parfois, les SDF m’ont étonné, car ils trouvaient des solutions pour des problèmes qui nous paraissaient insurmontables... »
En mars de cette année, le portrait d'Elisabeth était affiché dans tous les bureaux de vote du 1er arrondissement de Paris en tant que tête de la « Liste citoyenne d’ouverture » supportée par « Europe. Ecologie. Les Verts »
Elisabeth a reçu 18% des voix. « Je me suis fixé comme objectif d’avoir 25 » dit Elisabeth avec un sourire, « mais bon, il y a une chose qui est positive : c'est que maintenant, on va respecter plus notre association ».
Elle n'a jamais rêvé d'une carrière politique, et c'est par pure curiosité qu'elle a posé sa candidature. « Depuis 20 ans, j’exerce des responsabilités dans différentes associations, j’ai rencontré des élus qui m’ont souvent déçue et je voudrais savoir : est-ce qu’ils ne veulent pas, ne savent pas ou ne peuvent pas mieux faire ? »
Récemment, en passant près des Halles, j'ai entendu quelqu'un chanter la chanson des partisans italiens « Bella ciao ». Je me suis dirigé vers la place Cassin et j'ai vu, devant la « tête » une foule énorme de gens qui chantaient cette chanson. Au centre même de cette foule souriait Elisabeth Bourguinat avec un accordéon dans les mains. Elisabeth n'a pas baissé les armes. Elle mènera son armée plus loin derrière elle. « Bravo, Elisabeth ! C'est sur des gens comme toi que se maintient le monde ! »
* Il s'agit de la sculpture Ecoute de l'artiste Henri de Miller, créée en 1986, et qui représente une tête géante en grès reposant sur une main.
** On peut voir cette petite ville d'aventures pour les enfants, avant sa destruction, sur Internet, sur des prises, dans des reportages vidéos réalisés par les membres de l'association Accomplir.
7 commentaires
Laisser un commentaire
Lire aussi

Rencontres
Souvenir de « La route vers ce printemps » dans le Centre russe de Paris au Quai Branly
9 mai 2017
Rencontres
La marche du «Régiment immortel» le 8 mai à Paris
5 mai 2017
Rencontres
Sur notre page de Facebook
3 mai 2017
Rencontres
Du fromage français né dans une izba russe
2 mai 2017
Rencontres
Spectacle du théâtre Vakhtangov à Paris
19 avril 2017
Rencontres
Joyeuses Pâques
16 avril 2017
Симпатичная и наверно полезная статья
Сильная женщина и настоящй патриот своего города
Отлично помню этот район до начавшейся позднее перестройки, это было замечательное пространство для отдыха многих людей, замечательный сад, испытала некоторую досаду года 3 назад,побывав там и не найдя знакомых черт. Спасибо автору за рассказ об удивительной, сильной женщине, поистине Франция славна своими дочерьми.
Гуля привет! Я помню твои публикации еще с твоей студенческой скамьи. Они всегда отличались простым и доступным слогом, доступностью ...Всегда хотелось дочитать твою статью до конца... Ты можешь заинтересовать читателя. А последние твои статьи из Франции интересны, информационны, живые...Спасибо Гуля! Мы гордимся тобой!
Бывшая архитектура Les Halles мне очень нравилась: модерна, красива, очень оригинальна. Теперь строят какую-то дрянь.
хорошо написано очень поучительный материал
Это пример бескорыстной борьбы за экологию и лучшую жизнь людей. Автор молодец, что поднял такую тему и написал про таких людей.