« Le Refuge » aux îles Solovki rapporté par l’écrivain Prilepine à Paris
La sixième édition des Journées du livre russe et de la littérature russophone s’est tenue à Paris. Y participaient des écrivains venus des pays baltes, de Biélorussie, d’Ukraine, de Moldavie et bien sûr de Russie.
L’Observateur russe était présent à l’occasion de cette rencontre, à laquelle on ne pouvait assister sans enregistrement préalable. Ses organisateurs avaient pris des garanties, sachant que le nombre de places serait de toute façon insuffisant.
On est venu écouter un auteur, dont le livre ces six derniers mois bat tous les records de vente en Russie. Zakhar Prilepine était venu parler de son livre « Le Refuge » ou des îles Solovki, deux sujets qui en réalité n’en font qu’un.
Plus que tous les autres, les français ont eu les oreilles rebattues des camps soviétiques. Notamment grâce à Soljenitsyne et Chalamov. La première édition de L’Archipel du Goulag a été imprimée clandestinement à Paris en 1973. Par la suite il est sorti rapidement en traduction française.
La littérature des camps sur les horreurs – réelles et imaginaires- du soviétisme était, dans un contexte de guerre froide, très réclamée dans le monde entier et popularisée par tous les moyens.
Pour les auditeurs de cette rencontre le regard de Prilepine s’est avéré tout à fait inattendu, n’intégrant pas la représentation occidentale habituelle des crimes soviétiques.
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« L’observateur russe » figurait ainsi parmi les rares à avoir pu se faufiler dans la petite salle. C’est pourquoi nous avions à cœur de partager cette rencontre avec nos lecteurs et avons décidé de publier des extraits du récit de Zakhar Prilepine ayant livré comment et pourquoi il s’est attelé à une description si ambigue et si délicate.
Les raisons et les sources du « Refuge »
« Soljenitsyne et Chalamov sont définitivement de grandes figures incontestables et je ne m’attèle en aucun cas à une forme de révisionnisme. J’avais trois raisons de parler de ce dont ils ont parlé. La thématique carcérale est directement liée à la biographie de ma famille. Mon arrière grand-père a fait l’expérience des camps staliniens, mon grand-père des camps allemands et mes camarades dans les rangs de l’opposition politique sont passés par les prisons de la Russie contemporaine. Le langage, le quotidien de la prison, ses habitudes, ses usages, c’est une réalité avec laquelle j’ai grandi.
Dans les œuvres de Soljenitsyne et de Shalamov il n’y a pas de point de vue dominant. Chez ces écrivains, la narration est assumée par le personnage du zek. (Abréviation du russe политический заключённый – le prisonnier politique- NDTR). En Russie, on ne trouve probablement aucun texte dans lequel la narration est assumée par un personnage issu de l’administration pénitentiaire. En même temps le choix — tu es victime ou tu es bourreau — n’est pas aussi élémentaire qu’il peut sembler, ces concepts sont en partie interchangeables.
S. Dovlatov a écrit la nouvelle La zone sur son expérience de gardien de prison dans les années 60, lorsqu’il fut enrôlé dans l’armée. Mais s’il avait vécu plus tôt, disons en 1937, il se serait alors retrouvé par la force des circonstances dans les camps staliniens.
J’ai eu la possibilité d’accéder aux documents du camp des îles Solovki, possibilité que n’avaient pas Soljenitsyne et Chalamov, tout comme de la possibilité de prendre cent ans de recul sur ces évènements. Cela m’a fourni une base pour entamer mon travail sur cette thématique.
Au début, j’ai pendant deux ans lu cette littérature, j’ai travaillé avec les archives existantes. J’avais tellement lu quе j’ai atteint l’ébullition, comme un samovar sifflant son jet de vapeur. C’est devenu ma vie, ma chaire. J’ai garni toute la chambre de photographies, j’ai dessiné le plan du camp de Solovki, de fait je me suis déporté là bas. Aujourd’hui, je ne me souviens déjà plus, de ce qui est vrai dans tout ça et ce qui ne l’est pas tout à fait.
Je n’aime pas la mystique de l’écrivain : soi-disant je ne fais qu’enregistrer ce qui m’est dicté par Dieu. Cela étant je me suis déjà surpris à penser, finissant un chapitre, que je ne savais pas ce qui allait suivre et la nuit, en me réveillant, se produisait comme une piqûre, je savais ce que j’écrirai. Je me réveillais et voyais une étincelle et je savais déjà ce qu’il y aurait dans le chapitre suivant. Le roman m’a guidé.
« Le Refuge » : sans conteste un roman, une fiction et non un document d’archive
L’administration des camps a été calquée sur celle des photographies que j’ai vues et des biographies que j’ai étudiées. Mais ce n’est pas d’une grande importance. A quel point les personnages de Guerre et Paix sont-ils réels ? En fait ce roman est une réalité en soi, tout y existait, comme chez Tolstoï.
Mon grand-père et mon arrière grand-père parlaient de leur expérience des camps avec une grande réticence. Ils prononçaient quelques bribes de phrases à partir desquelles je reconstituais l’histoire. Il en est resté une sensation enfantine d’ordre physiologique d’une histoire immense. En même temps le corpus des mémoires sur le camp de Solovki est considérable. Si l’on réunissaient ces mémoires sous forme de tomes, les souvenirs des prisonniers occuperaient dix volumes.
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Contester les témoins – un monstrueux péché mais
Le travail avec la documentation interne des camps montre qu’y avait cours une quantité très importante de toutes les rumeurs possibles, que ne confirmaient pas vraiment les documents, soit n’était aucunement confirmées par les documents, s’apparentant à une mythologie.
De telles choses se produisent dans n’importe quelle situation. J’ai participé aux hostilités en Tchétchénie. Des rumeurs y couraient sans cesse, comme quoi par exemple un combat se déroulait sur un site voisin, qu’y avait péri un détachement entier, par la suite il s’avérait que deux personnes avaient trouvé la mort lors d’un échange de coups de feu nocturne. De telles rumeurs doivent être soumises à une vérification et ne sont pas confirmés par les documents.
Dans ses mémoires Dimitri Likhatchev livre la description d’une nuit au cours de laquelle fut découvert un complot de gardes blancs, découverte suite à laquelle furent fusillées 400 personnes. Cela n’est pas confirmé par les documents. Furent fusillés 36 personnes, mais à l’époque Likhatchev n’avait aucun moyen de le savoir.
En ce moment fait rage la guerre en Ukraine. Je m’y rends périodiquement et je tiens à dire que cela se passe en ce moment, des milliers de gens en sont témoins, mais la quantité de mensonges à ce propos dans la presse russe, ukrainienne et européenne est tout bonnement inconcevable. J’écris quant à moi sur les camps du siècle dernier. Ce faisant, je ne me considérais pas comme un chroniqueur, mais comme un enquêteur, qui compare des faits, des preuves.
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Le message du roman
Lorsque l’on demandait à Tolstoï ce dont parlait Anna Karénine, celui-ci répondait : « C’est pour répondre à cette question que j’ai écris ce roman ».
Mon roman n’a pas pour sujet les camps. Il a pour sujet l’homme russe, ses qualités caractéristiques, sa capacité de survie, sa bestialité, ses habitudes, son caractère, sa constance.
Peut-on s’évader de Solovki ?
Des évasions se produisaient à Solovki, qui réussissaient parfois. Une série de preuves ont été conservées. Une telle situation a eu lieu, lorsque des gardes blancs ont crées une véritable organisation, qui s’apprêtait à s’emparer du camp, puis par la suite de bateaux à vapeurs, pour rejoindre le continent et s’enfuir en Finlande par une incursion militaire. Quelques jours avant sa mise à exécution, l’évasion fut déjouée, s’en suivi une série d’exécutions, au cours desquelles Dimitri Likhatchev passa très près de la mort.
Dans les années 20 le camp Solovki était surprenant. S’y trouvaient des ecclésiastiques (119 personnes) au côté de tchékistes déchus (plus de 400 personnes), des socialistes-révolutionnaires, des mencheviks, des paysans, des ouvriers, des membres de l’aristocratie, des comédiens, des musiciens, des représentants de toutes les confessions. C’était une sorte d’arche de Noé. Dans les années 40 et 50 le camp ne représentait déjà plus cette diversité de milieux. Une telle diversité de coutumes et de dialectes ne se rencontrait alors plus que dans les prisons ou sur le front de la guerre civile.
Quand je me rends aujourd’hui dans le Donbass, j’ai à cœur de le dire, là-bas dans les unités des insurgés se trouvent mes camarades de l’opposition – d’anciens nationaux-bolcheviques, d’anciens collaborateurs du FSB, des professeurs de dessin ou de musique, des mineurs. Et tous forment ce milieu unique, non naturel, mais particulièrement intéressant.
J’ai choisi les années 20 du siècle dernier, la fin de la guerre civile, l’accord final du siècle d’argent, qui s’est achevé dans ce camp. J’ai choisi cette époque en raison de sa variété cauchemardesque et incroyable de types et de personnages.
Le système soviétique voulait rééduquer l’homme, il n’y est pas parvenu et le camp s’est transformé en un monstrueux hachoir à viande. Les premières années se produisaient dans ce camp des choses étranges, qui peuvent aujourd’hui surprendre. Deux théâtres, trois orchestres y fonctionnaient, un musée colossal des valeurs éclésiastiques y fut crée. Un immense travail scientifique s’y donnait, il y avait une autogestion totale du camp, puisque toutes les « bouches » et les unités étaient dirigées par les prisonniers eux-mêmes.
Likhatchev écrit dans ses mémoires qu’il ne faut pas décrire Solovki exclusivement comme un lieu infernal, qu’y avait cours « un intéressant travail artistique ». A côté de la bestialité. Mais dans ses mémoires personne en effet n’écrira qu’on y jouait au théâtre. J’ai achevé de dire certaines choses pour ceux qui ont gardé le silence.
Tous les tchékistes qui dirigeaient le camp en ont été par la suite prisonniers ou bien ont été tués. La moitié de l’administration pénitentiaire fut fusillée dans ce même camp.
Réactions au Refuge en Russie
Il y a eu beaucoup de commentaires injurieux de deux côtés distincts. Certains ont écrit que j’étais antisoviétique, russophobe, détestant la Russie et décrivant toutes ses monstruosités. D’autres que je cherchais à justifier les camps et me faisais l’avocat du système stalinien. Si l’on pouvait réunir ces critiques pour les amener à trouver un certain terrain d’entente.
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А где все-таки состоялось мероприятие? Где это «тесное местечко» для тесного круга избранных?
Почему простых смертных не пускали? Только ли из-за малого метража? И почему нельзя было предоставить большую площадку?
Нацбол, а провокаций боится!
Вадиму. Встреча проходила в рамках Дней русского языка и русскоязычных литератур, в BiLiPo — la bibliothèque des littératures policières (48, rue du Cardinal Lemoine 5e Paris).
Афиша Дней висела на сайте «Русского очевидца»
Подходящее местечко
journeesdulivrerusse.fr
Беспомощная неприязнь Вадима удручает.
РОДИНА! ВСЕ КРИЧАТ-УРОДИНА! А ОНА МНЕ НРАВИТСЯ — РУССКАЯ КРАСАВИЦА!!!
«Все чекисты, которые управляли лагерем, сами потом сели или были убиты. Половина лагерной администрации была расстреляна в том же самом лагере.»
Когда-то, в годы перестройки и сразу после были модны исследования и издания типа «Репрессированная наука», «Репрессированное искусство». Были профессии, среди которых погибла четверть, половина и более от состава. И я задавал вопрос: а какая профессия пострадала больше всего? И ни разу не получил правильного ответа. А больше всего от сталинских репрессий пострадали палачи. Два состава сменились полностью, третий – частично. Т.е. от 200 до 300% представителей професии.