Des artistes non-conformistes invités chez l’Ambassadeur de Russie
La machine du temps nous ramène 45 ans en arrière. Le Moscou des années 60. Les discussions autour de l’art dissident, à sa sauce. Des artistes, leur femme, leurs enfants, leurs amis et leurs admirateurs. Des tableaux, des spiritueux et des hors-d’œuvre. Tout se passait comme aujourd’hui. Seulement, la rencontre qui nous occupe a eu lieu de nos jours, non dans un banal appartement moscovite, mais dans la résidence de l’Ambassadeur de la Fédération de Russie à Paris.
La semaine dernière, rue de Grenelle, située dans le centre de la capitale, quatre artistes russes se sont réunis pour commémorer l’exposition qui avait bouleversé leur vie le 15 septembre 1974, celle-là même qui est entrée dans l’histoire sous le nom de « Bulldozer »[1]. Bien que je ne fusse pas encore née au moment des faits, j’ai été très intéressée par le fait de voir et d’écouter ces personnages légendaires, que leur non-conformisme avait fait entrer dans l’histoire de l’art.
Ainsi, sur invitation d’Alexandre Konstantinovitch Orlov, Erik Boulatov, Oscar Rabine, Oleg Tselkov et Vladimir Iankilevski se sont rendus chez ce dernier, de même que quelques dizaines de personnes (qui ont empli la salle à la faire craquer), passionnées d’art et par l’histoire de leur pays. Contrairement à ce qu’exige la coutume, Monsieur l’Ambassadeur n’a pas spécialement tenu à convier des Français, étant donné que toute traduction aurait troublé l’atmosphère intime et rendu la conversation deux fois plus longue. On aurait alors surtout voulu chuchoter entre eux il aurait fallu parler de bien des choses.
Il n’a pas été nécessaire de présenter les artistes. Ils sont finalement devenus célèbres ; ils ont obtenu une reconnaissance longtemps désirée, aussi bien à l’étranger que chez eux, dans leur Patrie qu'ils devraient un jour quitter. Tous les quatre vivent depuis des dizaines d'années en dehors du pays qui leur a donné le jour, trouvant en la France un second foyer " Aujourd’hui, leurs expositions personnelles attirent inlassablement des flots de visiteurs. Mais c’est aujourd’hui. A quoi donc ressemblait leur vie au sein de la Russie soviétique des années 60-70 ?
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D’après l’expression imagée d’Oleg Tselkov, elle ressemblait à cela : selon l’ordre établi, les dociles soldats marchaient d’un pas égal au commandement de leurs supérieurs ; un homme sortait alors soudainement de la masse, allumait une cigarette « Belomor » et rejoignait la foule d’un pas lent, l’air rêveur. Bien sûr, tous les artistes n’étaient pas préparés à une telle hardiesse ; nombre d’entre eux travaillaient clandestinement. Tselkov lui-même avait reconnu devoir survivre dans son coin sans se faire remarquer et, quitte à se faire supprimer, que ce soit le plus tard possible. C’est pour cela qu’il n’a pas participé à l’ « Exposition des Bulldozers », à cette « performance au style kamikaze », ainsi que l’avait très justement qualifiée le journaliste Iouri Kovalenko, présentateur de la soirée et auteur de La palette russe de Paris.
Des participants réels à l’exposition, seul Oscar Rabine en personne se trouvait à la rencontre chez l’Ambassadeur, mais, d’après lui, il ne s’agit pas de l’exposition. Le souvenir de cette dernière ne lui est pas très agréable ; en effet, la majeure partie des tableaux n’est pas revenue du terrain vague de Belyayevo. « Ces travaux sont tombés de la mort des braves. Mais cela constitue tout au plus un détail de toute cette période importante. Chacun sentait que la glace fondait, que de nouvelles pousses germaient ». Ressentant un peu plus de liberté, artistes, écrivains, poètes et musiciens, tous se remirent en question et réinterprétèrent leur art.
C’est pour cela que la discussion ne s’en est pas tenue aux seuls souvenirs des bulldozers. De fait, Vladimir Iankilevski a raconté à renfort de détails remarquables un événement marquant antérieur à ces événements: la préparation et le déroulement de l’illustre exposition « Les 30 ans de l’Union des artistes de Moscou », qui s’était tenue dans le « Manège » en 1962.
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Peu de temps auparavant, Eli Belioutine avait eu l’audace d’exposer rue Bolchaïa Kommunisticheskaya (aujourd’hui rue Alexandre Soljenitsyne), les travaux de ses étudiants, ainsi que ceux des représentants de « l’autre » art (Ernst Neïzvestny, Ülo Sooster, Iouri Sobolev et Vladimir Iankilevski). L’exposition avait remporté un franc succès, toute l’intelligentsia de Moscou était venue la voir. Le plus drôle était que les autorités en avaient entendu parler par la presse étrangère. Le 30 novembre suivant devait se tenir à l’hôtel « Iounost’ » une exposition de ces mêmes artistes alternatifs. Mais une heure avant l’inauguration de cette dernière, des voitures ont afflué vers le bâtiment, emmené tout le monde de force ainsi que les travaux, et les ont déposés au « Manège », où se préparait la grande exposition jubilaire de l’Union des artistes de Moscou. On a dit aux artistes de suspendre leurs travaux dans quatre salles vacantes. Ne sachant que penser, ces derniers s’y sont consacrés toute la nuit et n’ont terminé l’accrochage qu’au matin.
On leur a alors distribué des questionnaires et on leur a dit de se présenter à 9h ce matin-là munis de leur passeport, qu’une délégation importante viendrait évaluer leurs tableaux. Ils ne comprenaient rien et pensaient que, peut-être, on voulait les noter, les récompenser d’une façon ou d’une autre.
Mais en réalité, ainsi qu’il est apparu, leurs collègues d’atelier et artistes académiques officiels avaient résolu de les exposer clandestinement et de les présenter en ennemis du peuple. Une délégation gouvernementale fut créée, composée de Fourtseva, Souslov, Chelepine. Le pauvre Khrouchtchev, qu’il avait presque fallu porter, somnolait à une heure si matinale, et c’est tout juste s’il comprenait quelque chose à ce qu’on lui racontait au sujet des styles artistiques. A ses yeux, tout cela n’était que du barbouillage. Et la suite a simplement répandu de l’huile sur le feu. C’est pourquoi en un instant Khrouchtchev a déclaré : « Demain, vous obtiendrez tous un passeport, vous serez conduits à la frontière et vous roulerez aux quatre vents ». Khrouchtchev a serré la main uniquement à Ernst Neïzvestny. Il a écouté ses explications pendant longtemps et avec attention avant de déclarer: « En vous cohabitent l’ange et le démon. Nous aimons l’ange, mais nous éliminerons le démon en votre sein ».
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Nombre de phrases que Khrouchtchev a prononcées à cette exposition sont devenues des citations et se baladent d’article en article. Les journalistes les savourent. Et qu’en est-il de ces artistes qui ont été soumis à une déferlante d’accusations et d’outrages ? Les artistes disent que l’on peut comprendre et excuser Khrouchtchev. Il est évident que ni Repine, ni Serov, ni les philosophes tels que Sergueï Boulgakov n’avaient accepté cet art avant-gardiste moderne. A présent, tous aiment les impressionnistes et les cubistes, alors qu’à l’époque cela n’avait pas été facile pour les pionniers de ces styles nouveaux. Van Gogh, Picasso et Cézanne sont longtemps restés incompris ; ils ne sont devenus célèbres que des décennies plus tard. Bien sûr, il en a été ainsi à toutes les époques, et seul le temps désigne qui est un génie et qui est un imposteur.
Voilà que les héros de cette soirée à la résidence de l’Ambassadeur se sont remémoré le passé, qui avec fierté, qui avec humour, qui détaché de la politique. Erik Boulatov, par exemple, avait affirmé ne pas prendre part, en principe, aux événements dissidents. Il admirait les braves, mais lui-même de par sa nature ne pouvait se consacrer à la politique. Il a toujours considéré et ce, jusqu’à aujourd’hui encore, que ses tableaux devaient parler pour lui.
Il faut dire que le travail de chacun des quatre artistes a été accroché : « La porte » de Boulatov, « Le merisier » de Repine, « Visages » de Tselkov et « Esclavage » de Iankilesvki. Les salles de la résidence étaient entièrement tapissées de tableaux, à commencer par le hall d’entrée. Là, on pouvait se rappeler et Edouard Zelenine, et Oleg Vasiliev, et Vladimir Iakovlev, et Alexandre Rabine, et le père et la fille Kropivnitsky, Anatoly Zverev et aussi Alekseï Begov, récemment défunt. Là se trouvaient également les travaux de Vladimir Nemoukhine, Viktor Pivovarov, Sergueï Chablavine, Boris Orlov. Même leurs collègues étaient présents à la soirée : Boris Zaborov, Vladimir Sytchev, qui était venu spécialement d’Allemagne à cette rencontre. A n’en pas douter, ils avaient tous de quoi discuter entre eux.
Au demeurant, ils n’ont pas pu s’entretenir sérieusement les uns avec les autres. Les hôtes poursuivaient les artistes, même pendant le buffet ; ils demandaient des autographes, posaient des questions interminables. Il y avait et des collectionneurs, et des critiques d’art, et des journalistes, soit deux fois plus d’invités que prévu. Il n’en aurait cependant pu en être autrement. Il eût été impardonnable de manquer un tel rassemblement des figures de proue de l’avant-gardisme. Chacun voulait se rapprocher de son histoire. Et les créateurs persécutés de leur temps ont sans aucun doute eu le sentiment de porter une jolie couronne de laurier.
[1] NDT : Le 15 septembre 1974, un groupe d’artistes non-conformistes avait décidé d’exposer ses œuvres en plein air, au sein d’un terrain vague du parc Belyayevo de Moscou. Les autorités avaient riposté en écrasant au bulldozer l’exposition, détruisant de ce fait la majeure partie des œuvres exposées. D’où le titre « Exposition des Bulldozers » que l’on donne à cette exposition.
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В отличие от Сезанна эти вчерашние политавангардисты так и не стали классиками.
Это не авангардное искусство, а всего лишь маленький штришок в протестном движении того времени. С художественной точки зрения их работы не представляют никакой ценности. Уверен, что если бы в Посольстве России во Франции организовали выставку и встречу с современными российскими художниками, к примеру, реалистами традиционной школы, то там были бы и французы и россияне, и никто бы не задумывался о переводчиках.
Спасибо, очень интересно!
Это движение в советском искусстве нельзя называть «авангардным». Бульдозерная Выставка была на самом деле весьма не ровная по качеству и модернизму. Она останется больше как политичнеское и социальное явление чем художественное. А судьба художников как история показала и еще покажет не должна зависить от политики.
Полностью согласен с предыдущими комментами. И вообще, при чем здесь посол России?
«Авангард» в искусстве — существовало в России в начале 20го века — Супрематизм и.т.д...
Художникн щестидесятники не «авангардисты» — они лишь индивидюально, каждый в своем стиле, вписываются в современное международное искусство
Не надо путать «свободу выражения» с «авангардом»
Какое отношение к «бульдозерной» выставке имеют Целков, Булатов, Янкилевский? Они ведьвсе были членами Союза художников и с начальством воевать бы не стали. А причем здесь Ю. Коваленко, главный тамада на вечере у посла РФ? Он что, тоже диссидент? И для чего все это было затеяно вообще? Просто чтобы постравить галочку? Или же чтобы предъявитьво всей кпасе сервильность бывших «независимых» творцов, в числе которых, к сожалению, оказался и О.Рабин (при этом единственный"бульдозерист" на всю честную компанию)?
Мне кажется, что все происходило в середине или в начале сентября. Тогда откуда там взялся снег, колючая проволока, ушанки? Вся это показуха просто монтаж.
А вообще все суета
Очень хорошая статья.Правда есть правда и факты не скроеш.К сожалению найлучшие русские художники выжить и создать гениальное могут в эмиграции.Вопрос почему? Наверно политика влияет на искусство...Если это соответсвует политическим трпбованиям и интересам...то зти работы попросту блокируются.
Я очень уважаю и покланяюсь искусству Эдварда Булатова.Но он стал замечен именно в демократическом Париже...до этого не легко было ему в России.Только после этого ...Мы горды этим русским живописцем...
Шедевры иногда замечают лиш поспе смерти живописца...
Искусство вечно...
Булатова зовут Эрик, а не Эдвард
Какие злые отзывы!!! Я не понимаю почему люди в России исполнены яда, ко всем.
Эти ребята сделали революцию! Неизвестный — звезда!!! Вы против? Ну значит вы не знаете что он сделал. Если вы не знаете , то и перечислять бесполезно. Целков — звезда и все остальные. Никто не вспомнит фамилий и кого то выдающегося по сей день. А они в истории, хотите вы со своими негативами или нет. Успехов вам , но успех нелюбит негатива.
Чертовы снобы! Все-то вам не так!