Dans les mondes du bilinguisme
Le bilinguisme est un phénomène qui attend encore son investigateur. Dans la tête du « bilingue » (la personne maîtrisant deux langues de manière égale), c'est comme s'il existait deux mondes. Cette problématique est examinée sous tous ses aspects dans le nouveau livre de Luba Jurgenson « Au lieu du péril », paru aux éditions Verdier à la mi-septembre de cette année.
Luba Jurgenson, écrivain et remarquable traductrice littéraire, est née en 1957 à Moscou, au sein de la famille des descendants du fameux éditeur de musique P. Jurgenson. Elle est chargée de cours à la chaire de littérature russe de l'université de la Sorbonne (Paris IV). Elle vit en France depuis 1975.
La liste honorable de ses traductions d'oeuvres d'écrivains russes classiques et contemporains va de Léon Tolstoï à Varlam Chalamov. L. Jurgenson a été récompensée en 2011 par le prix « Russophonie » pour sa traduction en français de l'essai de V. Toropov « Apologie de Pluchkine » et a reçu ce prix une nouvelle fois en 2013 pour sa traduction du roman de L. Guirchovitch « Schubert à Kiev ».
Elle écrit ses récits et ses romans exclusivement en langue française. Mais, ainsi qu'il a déjà été dit, le bilinguisme est le thème de son dernier essai « Au lieu du péril ».
Car Luba est elle-même bilingue. Elle considère le russe et le français comme ses deux langues.
... Le théâtre commence à la patère* [* NdT : Expression de Constantin Stanislavski] et un livre s'ouvre sur son titre. Celui de L. Jurgenson provient d'une moitié de citation de l'ode « Patmos » du poète allemand Friedrich Hölderlin (1770—1843).
La citation intégrale dit : « C'est au lieu du péril que croît aussi ce qui sauve ». Et nous sommes déjà, dans ce titre même, en présence d'un jeu de notions difficilement traduisible. Car on peut déchiffrer l'expression « au lieu du péril » de deux manières : « à l'endroit du péril » ou bien « à la place du péril ».
Le livre n'est pas très gros : il ne fait que 121 pages. Mais quelle mosaïque de sujets sous cette simple couverture jaune moutarde ! On y trouve des paysages et des gens, des destins et des malheurs, Jérusalem, Rome, Moscou, et les mots ont pour l'auteur leur propre couleur, leur propre odeur, leur propre goût.
On voit quelque chose de sec et de transparent dans le mot immortelle ; et on entend dans le mot clochette un arôme « bleu »... Tel est le style de cette œuvre écrite dans ce langage recherché si particulier dans lequel seuls, peut-être, sont capables de s'exprimer les « tchoujaki »...
Car Luba Jurgenson est une « tchoujatchka », une « métèque » (une «affranchie») comme elle se qualifie elle-même par plaisanterie. Venue de l'extérieur et parvenue sur la terre d'autrui, s'étant retrouvée dans un élément linguistique autre, elle a fait sien ce territoire étranger. Mais bien qu'elle ait cessé de marcher sur celui-ci comme sur un champ de mines, un petit courant d'air au parfum de menthe souffle dans ses livres, sans qu'on sache par où celui-ci s'est infiltré. Le nom de ce « petit courant d'air », c'est ce mot d'étranger (dans une traduction approximative : «tchoujak»).
L'étrangeté du mot « étranger » réside en cela qu'il est difficile (aussi surprenant que cela paraisse) de le traduire, et pas seulement en russe. (Pour la traduction du titre du célèbre roman de Camus, la traduction la plus exacte serait le mot russe « tchoujdiy », en anglais « alien »). Mais le mot « étranger » porte en lui, dans toutes les langues, une teinte d'aliénation, quelque arrière-goût de fruit enté. Et cette saveur telle de l'élément allogène témoigne d'un enrichissement de la gamme gustative.
Voici ce que déclare Luba Jurgenson, de manière imagée, pour décrire à la façon poétique et réservée qui lui est propre l'acte de création qu'on appelle conventionnellement traduction:
« Nous manœuvrons entre l’étrange et le familier. Nous apprivoisons – et nous ensauvageons les choses. Le chemin du retour n’est jamais le même qu’à l’aller, d’ailleurs il nous paraît plus rapide. (C’est comme la lecture : on ne lit jamais chaque mot du texte, sauf s’il s’agit d’une langue qu’on ne maîtrise pas complètement.) Reconnaître prend du temps. Parler toute la journée une langue étrangère est aussi fatigant que charrier des pierres. Le bilingue est celui qui s’est approprié deux mondes, qui a deux langues également siennes. Mais il peut à chaque instant dire, à propos de l’une des deux : « l’autre langue ». Telle chose évidente ici ne l’est plus là-bas – il suffit de passer le seuil. La langue nous écrit autant que nous l’écrivons » ; « Je convoque mon aiguilleur mental. L’écriture du premier jet n’est donc rien qu’une lecture, qui peut être plus littérale ou plus élaborée, c’est une question de réglages de vitesse. Je peux choisir de rester plus près du texte initial – et donc, d’aller plus vite – ou de rechercher d’emblée une restitution plus proche de l’autre rive. Ce qui ne présage en rien du résultat final. A ce stade du texte, je ne le vois pas, je suis à l’intérieur, au plus près de la situation de passage, dans ce passage. »
Le livre « Au lieu du péril » est avant tout adressé aux intellectuels, mais il y a en lui de quoi profiter à un large public. L'humour y côtoie les raisonnements abstraits, et le narrateur de fables plaisantes et intéressantes prend constamment la relève de l'érudit. Par des traits légers et précis, l'auteur trace de vivantes scénettes, dessine le portrait de ceux que le destin lui a fait croiser, parfois pour un instant, parfois pour la vie.
Enfin, son livre est une véritable ode à une profession à laquelle le lecteur n'accorde hélas souvent guère d'attention. C'est pourtant précisément cette profession qui aide le lecteur à pénétrer dans un monde étranger brillant. Le traducteur est ce passeur.
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Кира, Вы пишете, что “Двуязычье – феномен, который еще ждет своего исследователя“. Должен заметить, что на эту тему существует довольно большое количество исследований. В частности, о функциональном двуязычии – диглоссии (русско-французской XVIII-XIX вв., немецко-французской эпохи Просвещения, русско-старославянской разных эпох и др.) при которой разные языки используются для разных функций (в этом отличие диглоссии от аморфного двуязычия). Это так, для справки
Вы абсолютно правы, большое спасибо. Но здесь речь об остраненности странности (вернее, об ино- странност) литературного стиля билингва.