Les frères Karamazov au bois de Vincennes
On dit qu’on « ne comprend pas l’âme russe », on dit aussi que les étrangers ne sont pas capables de comprendre, et encore moins d’interpréter, les grands classiques russes : Pouchkine, Tchékhov, Dostoïevski. La traduction de ces mots aimés et si familiers semble insupportable, sonne comme une parodie, le rejet est pratiquement inévitable, mais on veut tout de même se poser la question : d’où vient tout cet orgueil ? Pourquoi nous pensons-nous capables de comprendre Hugo, l’idole française, alors que nous pensons les Français incapables de comprendre Dostoïevski ? Ce n’est pas logique.
Il est de suite clair que le spectacle du théâtre l’Arc-en-ciel est orienté vers le spectateur européen et parle avec lui une langue européenne. Et le clergé et le vieux Zosime : des catholiques évidents, leurs habitudes, leur façon de parler, une manière finalement proche de n’importe quelle autre, mais pas des manières et des habitudes des prêtres orthodoxes. Les chants catholiques et les orgues créent souvent une musique de fond, et sur scène la balalaïka est remplacée par la mandoline. Mais tous ces changements sont logiques, ils rendent la pièce plus accessible pour un Européen.
Le principal mérite du spectacle réside en Dostoïevski lui-même. Soit en français, soit parfois un peu « coiffé », parfois trop hystérique et nerveux, haletant, mais le véritable Dostoïevski. Les acteurs prononcent leurs propres mots ; qui arrachent leurs âmes qui souffrent et qui sont embrouillées ; et pas des pensées absurdes et invraisemblables. Pendant trois heures (qui pourrait se douter qu’à Paris, il y aurait tant de personnes qui, un samedi soir au bois de Vincennes, voudraient s’immerger dans le monde de Dostoïevski) un panorama de labyrinthes humains moraux, déchirés, qui souffrent et vivent, se déploie devant la salle, et pas seulement : comme une image fixée une seule fois, qui vit, bat et évolue. Derrière tout cela, on sent un travail gigantesque et soigné. Bien sûr, tous les acteurs n’arrivent pas avec leur force à venir à bout de la gravité de leur personnage : par exemple, Laurence Cordier interprète avec difficulté Katerina Ivanovna, en choisissant la voie la plus simple : celle de la demoiselle hystérique et nerveuse. Cependant, dans son ensemble, je n’ai pas peur de dire que la composition d’acteurs est brillante.
Tout de même, il y a un atout dans le système européen des troupes temporaires, ce qui permet de réunir autant de différents acteurs pour autant de différents rôles.
Trois d’entre eux, voilà qui est étonnant, sont des adeptes du théâtre baroque : Jean Denis Monory (Ivan), lui-même metteur en scène et directeur de la troupe Fabrique à théâtre qui a produit une série de spectacles de théâtre baroque, Lorenzo Charoy (Smerdiakov), et Bastien Ossart (Dmitri) des acteurs de cette « Fabrique ». Tous les trois cumulent avec succès théâtre baroque et théâtre contemporain, par exemple Ossart et Charoy, avec Gabriel Perez (Aliocha) jouent souvent dans la troupe du théâtre l’Arc-en-ciel. L’aîné des frères Karamazov, Fiodor, joué par Olivier Fenoy, est le fondateur de la troupe l’Arc-en-ciel et metteur en scène avec Cécile Maudet.
Peut-être par la présence de deux générations sur scène (les professeurs et les élèves), ou par la participation du metteur en scène à son spectacle, ou encore par l’atmosphère de chambre du théâtre « Epée de bois » qui héberge l’organisation, ou peut-être tout ceci réunit offre au spectacle une acuité et une véracité, et aux acteurs une proximité et une simplicité avec le spectateur.
Dostoïevski n’est pas un auteur simple, particulièrement pour les troupes étrangères, ce qui soulève un problème : comment résoudre la question de la nationalité ? Faut-il déplacer l’action en Europe, et donner aux héros des noms européens, ou essayer de présenter un coin perdu en Russie, remplir le spectacle jusqu’aux bords avec des ours, des matriochkas et autres balalaïkas ? Habiller tout le monde en smoking et déplacer l’action à notre époque, comme dans le « Boris Godounov » de Vladimir Mirzoev ? Cécile Maudet et Olivier Fenoy ont trouvé une sortie élégante : presque une période d’intemporalité, presque sans nationalité. Un doux parfum et l’attachement de Dostoïevski à la Russie (il est impossible sans elle), mais puisque le texte lui-même est privé de la musique et de la droiture de la langue russe, l’action est aussi européanisée et au lieu d’une stylisation intolérable, on retrouve des allusions faciles :
Les héros boivent, mais sans la répétition attachante et laide du mot « vodka » et sans les « pas »exagérément ivres, les costumes sont conventionnels, ils reflètent les héros : Ivan a un style discret et semi-officiel, le style de Dmitri est une allusion au style cosaque (pas d’après le livre, mais l’œil ne coupe pas), Fiodor a un style de « seigneur » du XIXème siècle sans nationalité, Katerina Ivanovna est une « demoiselle » traditionnelle, Aliocha… Aliocha est une grande perche habillée d’une soutane. Les décors sont minimaux (c’est probablement le style du théâtre) : deux ou trois objets indispensables, des luminaires, des chaises, le tout dans le style conventionnel du « passé ». La scène du dernier «moment de liberté » de Dmitri mérite une attention particulière. Au lieu des si logiques (et attendus avec peur) Tsiganes, elle est composée de personnages masqués, d’une masse blanche-grise neutre (soit des fous, soit des innocents, soit simplement des symboles), qui en font une scène étonnamment sincère et aux émotions poignantes, et porte au premier plan Grouchenka et Dmitri.
Mais l’essentiel, c’est la dernière scène des trois frères : le monologue de Dmitri à Aliocha dans la casemate, le monologue d’Ivan malade à Aliocha, les deux qui parlent tour à tour, comme dans un dialogue absurde, mais qui ne s’entendent pas l’un l’autre, aux deux extrémités de la scène, s’adressent à Aliocha, silencieux face à l’épanchement de leurs âmes déchirées par leur propre imperfection ainsi que par celle du monde. Et le lent mouvement d’Aliocha du fond de la scène vers la rampe convenue (comme une procession religieuse), son chemin pour accepter, comprendre, pardonner et embrasser la Terre. Il n’y a que trois tâches éclairées : les trois frères. La scène sur laquelle ce n’est pas honteux de pleurer.
Pas extérieurement, mais intérieurement. Pas une « apparence » extérieure, mais une « vérité » intérieure, c’est ainsi qu’on pourrait caractériser la pièce du théâtre l’Arc-en-ciel, un succès théâtral incontestable.
La pièce est à l’affiche jusqu’au 13 avril, les informations et la commande de billets se trouvent sur le site du théâtre Epée de bois : http://www.epeedebois.com/14.les-freres-karamazov.php
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Merci pour cet article très développé
Такое ощущение, что перепутали фамилию автора. В любом случае Красильникова на странице Руссоча появилась впервые
Nous qui aimons particulièrement le roman, nous avons retrouvé la vérité des personnages à travers l\'interprétation très forte des acteurs. L\'adaptation va a l\'essentiel, la musique ponctue remarquablement l\'action, l\'éclairage et le decor rendent bien l\'atmosphère, bref, un spectacle qui se hausse à la hauteur du livre et qui donne en plus envie de le relire le plus tôt possible !